vendredi 25 mai 2018

Bonne fête maman !



Il est un âge dans la vie où la honte d'être vu en certaines circonstances pourrit notre existence et nous pousse aux pires extrémités.
Les plus belles victoires sont celles que l'on remporte sur soi-même. Une de nos plus importantes  conquêtes consiste à se libérer de la peur ou de l'influence  du regard des autres.

 ---------

Morestel ( Isère ) Janvier 1960.

L'hiver 1959-1960 n'était pas particulièrement froid, mais du 9 au 17 janvier 1960 la situation se dégrada brutalement. Les gelées puis la neige se généralisèrent à tout le pays, les températures atteignirent près de –20° en Lorraine et dans le Morvan, -18° à Limoges et –14° à Grenoble.

 Mon père étant interné dans un service psychiatrique je vivais une relation fusionnelle avec ma mère, petite femme amaigrie  par les privations mais si fière de son garçon de douze ans qui trustait tous les premiers prix au collège. Elle me disait souvent :

- Tu seras mon bâton de vieillesse.

Je dois avouer que la signification de cette phrase m'échappait un peu. Maintenant tout est clair, elle comptait sur ma future protection lorsque l'âge adulte me serait venu.

 Douze ans c'est le mauvais âge. Pas encore ado plus vraiment enfant, les premières montées d'hormones surprenaient et  torturaient mon corps de chenille qui deviendrait peut-être un jour papillon. Certaines raideurs inexplicables me gênaient souvent j'en rougissais, aujourd'hui elles font mon orgueil le mâle est vaniteux et veut toujours pisser plus loin que les autres.

  Sans ressources ( le RSA n'existait pas encore) nous survivions grâce à quelques allocations et secours humiliants, mais  ce jeudi là nous étions arrivés au bout de nos réserves du charbon qui alimentait la vieille cuisinière tiédissant le gite et réchauffant le couvert.

 Jeudi étant  jour de repos pour les écoliers à cette époque Maman emprunta une vielle charrette  à un voisin compatissant. Bien qu'ayant invoqué toutes les excuses possibles et imaginables pour échapper à la corvée récurrente et redoutée qui se profilait à l'horizon, vers 13h elle réussit à  me traîner avec elle  en direction de la forêt pour ramasser un maximum de ce bois mort qui nous assurerait quelques jours de survie supplémentaires.

La pauvrette souffrait du froid même en été, alors l'hiver....  Elle s'était emmitouflée  dans un ancien manteau troué et, comme une momie égyptienne,  entourée le visage d'un très vieux cache-nez en laine. Persuadée que tout le monde pâtissait de la même intempérie, sur son insistance pour la rassurer et lui faire plaisir je m'affublai d'un vieux passe-montagne d'enfant à oreilles de chat censé me protéger de la bise glaciale.

Nous voila partis.
 L'aller ne me posait jamais de problème, il suffisait de descendre la rue Blanche très pentue où l'on ne croisait presque jamais personne puis nous diriger  près de la propriété Revol pour ramasser le bois mort.

Par contre le retour  me terrorisait, il n'était pas question d'essayer de remonter  la rue Blanche ainsi chargés, les lois de la gravité sont implacables. Il nous fallait donc traverser toute la grand-rue du village jusqu'à la place Saint Symphorien avant de grimper la rue Auguste Ravier, chemin beaucoup plus long mais infiniment moins pénible.

 Le problème pour moi se situait justement sur cette place Saint Symphorien, carrefour de toutes mes angoisses.

Là se situait l'animation du village : cafés, boulangerie, banque, arrêt de cars.
Ici se tenaient en embuscade chaque jeudi à 16 h mes copains de classe en goguette guettant les internes féminines de l'école catholique se promenant ce jour béni en rangs serrés, surveillées par  quelques institutrices, vieilles filles intraitables confisquant  les billets doux échangés entre leurs protégées et les suppôts de Satan fréquentant l'école communale rebaptisée école du diable.

 Les jeunes demoiselles faisaient quelque effort de toilette pour l'occasion. Parées de leurs plus beaux atours elles parlaient et riaient fort, gloussant  tels des volatiles déchaînés à la vue des séduisants Bad boys.

L'une d'elles, la jolie et timide Anne-Marie me plaisait particulièrement.

 Je l'avais remarqué au catéchisme, interface et lieu de rencontre entre monde religieux et univers laïc.

 De moins en moins croyants mais toutefois soucieux  de ne pas indisposer un hypothétique créateur bougon comptable de nos manquements, à tout hasard nous faisions notre communion solennelle puis la confirmation, cérémonie pendant laquelle l'évêque nous  sommait gravement de renoncer au démon et à ses pompes.

 Je ne comprenais pas trop ce que les appareils destinés à faire circuler un fluide avaient à voir avec le Diable jusqu'au jour où je découvris, en creusant un peu le sujet, que ce mot dérivé du grec Pompé et du latin Pompa,  signifiait escorte, cortège
 Il me fallait donc renoncer à Satan et à tous ses accompagnateurs qui ne manqueraient pas de m'induire en tentation, étalant devant mes yeux éblouis les mille vanités et  plaisirs du monde.
 Justement, le Malin avait déjà infiltré  des disciples  chez l' ennemi :

Un confesseur épisodique insistant lourdement pour savoir si je me touchais souvent la zigounette je me demandais s'il avait vraiment renoncé à la tentation de me la toucher lui-même. N'ayant aucune envie d'avoir la réponse et déjà farouchement hétéro je décidai dorénavant de me passer  du coup d'éponge absoluteur et post-confessionnel  censé nettoyer mon âme de toute pollution.

 Revenons à Anne-Marie. Nous avions déjà échangé des regards  et je lui avais écrit quelques alexandrins auxquels elle n'avait pas répondu :

Il y a de ces soirs où les fleurs ont une âme

Une âme merveilleuse car une âme de femme

Mais jamais une fleur sous un ciel étoilé

N'aura l'âme aussi douce que ton âme adorée.

 A douze ans on croit encore que les femmes sont douces…

 Mon petit talent de rimailleur était très utilisé en sous-traitance par mes copains. Se servant de moi comme écrivain publique ils troquaient quatre vers promptement troussés contre quatre jolies billes en verre ou la moitié d'un goûter.

 Combien de mes quatrains ont enflammé le cœur de belles qui n'ont jamais su d'où provenaient ces mots enchanteurs mais devaient remâcher leur déception face à leur poète supposé ne sachant pas prononcer deux phrases correctes en direct live  devant elles ?

----------

Einstein avait déjà démontré que l'univers ne comportait pas trois dimensions mais quatre, la quatrième étant le temps ! ( " étant le temps " formulation amusante ). 

Moi, plus modestement, j'avais beau calculer plusieurs fois dans ma tête le résultat était toujours le même, terrifiant :

Que j'accélère ou diminue le pas, la distance à parcourir divisée par notre allure me donnait toujours le même résultat, nous arriverions peu ou prou sur la place à 16 h, heure fatidique de la rencontre de tout ce beau monde.

Essayez d'imaginer l'horreur de cette synchronisation implacable qui allait démolir  inexorablement mon image  aux yeux de  tous et anéantir tout espoir de séduire Anne-Marie !
Vous rendez-vous compte ? J'allais traverser cette place au vu et su de mes copains et des filles de l'école libre,  poussant une charrette remplie de bois mort en compagnie d'une mère ressemblant à une vieille momie égyptienne, ma tête surmontée d'un passe-montagne d'enfant avec des oreilles de chat qu'elle m'interdisait d'enlever.

 Regardez-les passer, eux ce sont les sauvages. Si le ridicule tuait j'étais mort. La honte !

- Ma vie est fichue, pensais-je certain de ne jamais me remettre d'une telle humiliation.

 Nous avancions, malgré le froid la transpiration coulait dans mon dos, le visage fatigué de ma mère se creusait sous l'effort.
Un dernier virage et nous arrivions  au carrefour redouté.

La situation était pire que ce que j'avais imaginé : Le cortège féminin arrivait juste à l'instant,  tous mes potes commencèrent à manifester leur admiration par moult sifflets, hurlements, cris d'animaux et de plus au même moment un car déversait sa cargaison humaine, la totale ! Il me sembla qu'Anne-Marie ne me quittait pas des yeux, moqueuse et dédaigneuse, cauchemar ou réalité ?

 C'en était trop, malgré ses cris désespérés j'abandonnai lâchement ma mère et la charrette qui se coucha sur le côté en répandant  son chargement de bois en plein milieu de la route, interrompant la circulation, puis me réfugiai pathétique et en pleurs dans un petit espace entre deux vieux immeubles, cherchant un trou de souris pour m'y glisser.

 Honteux d'avoir été vu dans cet équipage mais surtout désespéré de cette infamie incontrôlable : abandonner lâchement ma pauvre mère qui se battait quotidiennement pour que je ne manque de rien, j'aurais voulu mourir.

 Quelques copains charitables relevèrent  la charrette, ramassèrent le bois mort et portèrent assistance à ma mère.

Piteux  je la rejoignis un peu plus tard. L'expression de son visage douloureux, celui de Marie au pied de la croix, est gravée à jamais dans ma mémoire.

Elle me dit simplement :

- Je n'avais jamais eu l'impression d'être une merde, maintenant c'est fait.
Les larmes coulaient doucement de ses yeux, elle rajouta:
- Et il a fallu que cela vienne de toi, toi que j'aime plus que tout au monde !

 Cinquante ans plus tard je repense souvent à cet épisode monstrueux de ma vie méritant tous ces qualificatifs applicables à mon comportement : traîtrise, ignominie, vilénie, bassesse, lâcheté, indignité, abjection.

 Quelqu'un s'est-il déjà demandé si Marie avait pardonné à son Jésus bien-aimé les douleurs occasionnées par  son sacrifice ?
Maman  m'a-t-elle vraiment absous d'avoir eu honte d'elle ?
Sûrement, les mères pardonnent tout !

 Si l'on  pouvait revenir en arrière et remonter le temps, orgueilleusement je  pousserais la charrette de bois mort à ses côtés, l'entourant de mon affection tel un chevalier protégeant sa belle.  Nos deux têtes bien droites nous aurions proclamé ainsi à la face du monde notre amour  indéfectible et porté comme un étendard notre fierté de nous battre pour vaincre la misère.

Ainsi unis nous aurions dit merde au monde entier !

 Aimez, gâtez, protégez votre mère au temps heureux de sa présence sur terre sans vous préoccuper du regard des autres, après sa mort les regrets ne serviront à rien.

 Maman pardonne-moi, j'ai tellement honte d'avoir eu honte de toi !

Maman là dans mon cœur est un livre suprême

Ta vie est dans ce livre je l'espérais très long

Sur des milliers de pages j'aurais écrit " je t'aime"

La mort m'a devancé en inscrivant son nom.

-----------


 Où que tu sois maintenant : Bonne fête maman !

-----------



  • Cette histoire, lue par 1 259  personnes, est tirée de mon prochain livre :

 

    Des monstres ordinaires

   et
 autres histoires extraordinaires

 Visitez mon site Web : http://serge.boudoux.fr

Aucun commentaire: