jeudi 26 juillet 2018

Les Tribulations d'un Lyonnais en Provence. Histoire n° 17











La crique du lac de Saint Cassien.

7 h du matin.
Je gare mon auto en bordure du chemin de L'Eouvière, descends pendant 30 mn à travers la forêt et traverse la départementale qui transperce les bois. Trente cinq minutes plus tard je rejoins une petite crique discrète du lac de Saint Cassien.
Il y a longtemps que je n'étais venu ici, le souvenir est toujours douloureux. Le visage de Dorine semble flotter dans la brume qui s'élève de l'eau calme, nous n'avons pas pu la sauver, mais comment protéger quelqu'un contre lui-même?

J'ai changé les prénoms les dates et les lieux pour vous narrer cette histoire rigoureusement et malheureusement authentique.

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Année 1965, J'ai dix-sept ans.
 Posté sur la place de mon  village natal de l'Isère je n'attends rien mais j'attends quand même. Maigre, mal habillé, je me trouve très laid avec mes lunettes de grand myope et ridicule dans mes vêtements trop courts. Pauvres parmi les pauvres, mon père étant interné en asile psychiatrique ma mère éleva ses cinq enfants en jonglant avec les emmerdements et les privations dans un état  de stress permanent. Elle en est morte prématurément pour mon plus grand désespoir.        
   Si Dieu existait il n'aurait pas permis cela.

Il pleut, ma sœur Chantal partage un coin de parapluie avec celle qui sera mon coin de paradis pour le reste de ma vie, je l'espérais sans la connaître mais je savais au fond de moi qu'elle viendrait un jour. Elle est là !

 Une jolie fille brune émerge du parapluie et me sourit, jamais je n'avais vu personne si belle, elle avait quelque chose d'un ange. Cinquante ans plus tard bien que n'ayant rien en commun et étant très différents elle est encore là. Pour moi elle n'a pas changé, sa jeunesse semble éternelle.

Par un miracle inexplicable ( pléonasme) elle me trouva gentil, elle était intelligente et au-delà des apparences peu flatteuses discerna en moi des qualités que je n'imaginais pas, elle accepta même  de " sortir " avec moi  ce fut un des rares moments de ma vie où je crus en l'existence d'une divinité bienveillante.

 La difficulté de la chose fut le choc des cultures. Ses parents rapatriés d'Algérie n'acceptant pas qu'une de leurs quatre filles se retrouve en tête en tête avec un garçon, sa sœur aînée Dorine nous servit de chaperon. Énorme chance, nous aurions pu hériter d'un de ses trois frères.

 Laid mais rusé comme un singe je  présentai à notre surveillante mon ami Pierre, beau célibataire blond aux yeux bleus dont elle tomba amoureuse, oubliant ainsi de nous surveiller.

 Deux ans plus tard ils se marièrent, six mois après leur mariage j'épousai mon bel ange brun.

La blondeur des cheveux de mon ami et le bleuté de ses yeux ne cachèrent pas longtemps son manque d'ambition, Dorine avait rêvé d'un prince charmant  qui lui aurait apporté aisance financière, fringues de luxe, belle voiture, orgasmes à répétition. Malheureusement elle se  retrouva, d'après ses dires, épouse d'un courant d'air aux érections incertaines et au budget serré.

Ils n'eurent pas d'enfants, nous en eûmes trois qui surnommèrent affectueusement tante Dorine  " Tata Dodo." Je l'aimais profondément, comme une sœur.

La beauté étant la chose dont on se lasse le plus vite si elle n'est pas relayée par des qualités plus solides elle ne tarda pas à se fatiguer de ce mari inconsistant.

Ils rencontrèrent un jour un vendeur de voitures d'occasion, nous l'appellerons Félix.


Il était l'exact contraire de Pierre. Brun, moustachu, beau parleur, ambitieux, travailleur, charismatique et détenteur d'après lui d'un don miraculeux de rebouteux-guérisseur, vous imaginez bien qu'il avait tout pour lui plaire.

 Il lui plut.

Félix étant très malin il  repéra rapidement la crédulité de Dorine nourrie depuis sa tendre enfance de superstitions issues du folklore espagnol mélangées de traditions arabes. Dans son milieu les envoûtements transmis par les crapauds ou les queues de lézard se guérissaient par les prières à la vierge, et le mauvais œil par le jet de sel derrière l'épaule . Certains pays du Maghreb  ne reconnaissent pas la maladie ou la mort naturelle, avant de se soigner du moindre bobo il convient de rechercher qui a jeté ce sort pour vous rendre malade ou vous tuer, vous voyez le genre.

 En cas de problème de santé on va voir quelqu'un, formulation pudique pour désigner un guérisseur magnétiseur qui vous désenvoûtera avant toute visite plus médicale.

Je ne pouvais m'empêcher de me moquer gentiment de ces croyances pour moi moyenâgeuses et m'attirais en retour un cinglant " si tu avais vu ce que l'on a vu là-bas tu parlerais autrement ".

Pour Dorine, dans un tel contexte Félix le guérisseur venait directement après Dieu le père, juste avant le fils, l'esprit saint n'étant pas convié dans cette nouvelle trinité ou soufflait un vent mauvais.

Félix était un type extraordinaire qui me fascina. Il avait eu une enfance malheureuse et de ce fait en voulait au monde entier, j'aurais aimé l'aimer mais c'était impossible  car il ne connaissait que les rapports de force. Pour lui l'humanité se divisait en deux catégories : ceux qu'ils pouvaient dominer et les autres dont je faisais partie, les cons qui ne comprenaient rien.

D'emblée il nous raconta cette histoire expliquant l'origine de son don

" Lorsque j'étais jeune j'arrivai un jour sur les lieux d'un accident de voiture, il y avait un mort. Le cadavre me parla pendant une heure, le temps de m'initier à ses secrets, il m'a transmis des pouvoirs de guérisseur. Depuis, chaque soir à 8 heures je me branche, c'est-à-dire je me mets en contact avec mon maître et il renouvelle ma force et mes pouvoirs.

Je lui demandai :

- Les gendarmes n'étaient pas présents sur les lieux de l'accident?

- les gendarmes ont toujours prétendu qu'il n'y avait pas eu d'accident ce jour là.

 Un parfum d'infâme complot dirigé contre lui flottait dans l'air.


Pour preuve de ses facultés surhumaines il expliqua sans rire :

- Ma première femme ( il avait été marié déjà plusieurs fois), est tombée enceinte de moi dès notre première rencontre, sans pénétration j'ai éjaculé entre ses cuisses et les                  " spermatoïdes" ( il ne connaissait pas vraiment ce mot ) sont montés dans son vagin.

 Moi, mécréant comme vous me connaissez je soupçonnais  plutôt qu'on lui avait fait endossé la paternité d'un enfant adultère là où il voyait un signe surnaturel.

 Vous imaginez l'amusement que me procurèrent ses discours mais je vis que tout le monde n'était pas sur le même registre, Dorine et son mari succombèrent au charme du récit, avec certains plus c'est gros mieux ça passe.

 Peu de temps après ils vinrent habiter chez lui dans une grande ferme qu'il avait entrepris de rénover avec sa seconde ,ou troisième femme je ne sais plus, une gentille fille nommée Anaïs. 
Il prit rapidement l'ascendant sur eux, décidant de tout pour eux puisqu'en plus il connaissait l'avenir.

 Ce qui devait arriver arriva, un beau matin il expliqua à Anaïs qu'elle était priée d'aller voir ailleurs ce qui la soulagea, et mon pote Pierre eut l'insigne honneur de lui offrir Dorine tout en étant provisoirement autorisé à servir de domestique au nouveau couple dominant.

 En remerciements, on n'est pas des sauvages,  Félix  céda son affaire de véhicules d'occasion à Pierre juste au moment ou la loi introduisait de telles contraintes aux vendeurs professionnels que Pierre déposa le bilan de ce commerce déficitaire quelques mois plus tard. Quand on n'a pas de chance !

 A partir de ce jour, le couple Félix - Dorine connut une grande prospérité.
Coaché, assisté, pris en main par sa nouvelle partenaire ambitieuse et sujette à voir du paranormal partout il passa du statut de petit rebouteux à celui de guérisseur renommé.
 Il faut reconnaître que les gens venaient de loin pour se faire soigner par eux. Bien sûr quelques patientes trouvèrent curieux que leurs petites indispositions féminines soient dues, selon lui, à une défaillance organique de leur époux, défaillance qu'il se proposait de combler pour rendre service mais l'un dans l'autre tout allait bien.

   Picasso avait sa période rose, sa période bleue, Félix eut :

- Son époque pamplemousse, fruit miraculeux qui soulageait même les maux les plus exotiques.
- Son " moment Whisky ", chaque affection se soignant par une dose plus ou moins forte de ce médicament souverain contre toutes les affections;

-" L'ère Borostyrol " qui guérissait tout également, des aphtes au cancer du foie.

-  Les plaques en cuivre. Appliquées à même la peau elles faisaient des miracles.


 Pour les cas récalcitrants il préconisait de cueillir par une nuit de nouvelle lune sept fois sept fleurs et les appliquer sur la partie malade.

Il était doté d'un culot phénoménal, les impertinents qui osaient ne pas guérir se voyaient dûment chapitrés pour ne pas avoir respecté le protocole préconisé. Un flacon en verre contenant une masse sanguinolente, tumeur cancéreuse extraite d'un patient sauvé in-extremis disait-il, trônait en bonne place, témoignant de ses pouvoirs quasi divins.

Les médiums, diseurs de bonne aventure ou marabouts tombent forcément juste de temps en temps dans leurs prédictions, respectant en cela la loi des grands nombres. Conformément à cette jurisprudence certains malades se trouvèrent mieux et répandirent ses louanges Urbi et Orbi, le bouche à oreille lui conféra  une grande réputation.

Les patients impatients rechignaient à payer  90 F à cette époque ( 13.72 €) à leur médecin généraliste, consultation pourtant remboursée en grande partie par la  "sécu"  mais n'hésitaient pas à laisser un billet de 200 F dans le carton posé dans l'entrée portant la mention : " on donne ce qu'on veut. "

Gagnant beaucoup d'argent, le couple Félix/Dorine vécut plusieurs années d'une vie agréable et confortable : camping car; belle auto, moto, bateau, petit avion.

Comme le prétend tout guérisseur qui se respecte, les professeurs en médecine et chirurgiens du coin venaient régulièrement, sans qu'on ne les voit jamais, lui demander conseil sur des cas difficiles.

La famille se divisa dès lors en deux camps, ceux qui allaient voir Félix dès le moindre bobo et les autres mécréants dont je faisais partie, gens de peu de foi qui disparaîtraient de ce fait un jour ou l'autre dans d'atroces souffrance.

Dorine semblait très heureuse malgré un petit mal de ventre récurrent  que son gourou traitait par apposition de ses mains chaudes, on n'est jamais mieux soigné que par soi-même.

- Il ferait beau voir qu'elle porte mon argent à un médecin, disait-il logiquement.

Une nièce adolescente prétendit un jour que Félix lui avait tenu des propos ambigus et suggéré de l'initier à la vie, pour rendre service, mais personne ne la crut, "les ados racontent n'importe quoi" s'indigna-t-il.

 Les années passèrent, la belle façade commença à se fissurer. Tout en nous recommandant de nous méfier de ses pouvoirs Dorine  se plaignit discrètement du  tyran domestique qui lui pourrissait la vie et exigeait qu'elle lui fournisse des femmes, de préférence très jeunes.

Elle restait malgré tout très attachée à son Félix, prisonnière d'une relation sado-maso où les périodes heureuses alternaient avec les orages, peu à peu il prit l'habitude de la traiter comme son chien qui recevait plus d'humiliations que de caresses.

 Ses maux de ventre avaient empiré.

Ils firent dans notre humble demeure quelques séjours qui furent très récréatifs et riches en anecdotes, en voici une fameuse :

 La femme d'un grand professeur ( les professeurs sont toujours grands) ayant une tumeur à la jambe rendez-vous était pris pour  la lui couper. Grâce à Dieu quelqu'un  indiqua à la future unijambiste l'adresse de notre Félix qui trouva la solution à son problème : ne plus manger de fromage de chèvre. La jambe fut sauvée . Alléluia !

Dorine vint un jour se reposer seule chez nous, fatiguée des psychodrames et de son ventre douloureux mais d'autant plus persuadée de la réalité des pouvoirs paranormaux de son homme qu'elle en était la révélatrice et la principale bénéficiaire.

Elle voulut m'accompagner jusqu'au lac, arrivée à la crique elle mangea une pomme,  but un peu d'eau et s'allongea sur le sable en se tordant de douleur. Elle ne put pas remonter seule, je la soutins jusqu'à la départementale, la déposai là et revins la chercher en voiture pour l'emmener à l'hôpital malgré son opposition farouche.

Elle ne voulut pas rester près des médecins malgré mes exhortations et appela son gourou qui se brancha à 20h sur la voix de son maître, je pris alors conscience que l'on ne pouvait pas sauver quelqu'un de lui-même.

 La grande aiguille de l'horloge des jours tourna rapidement. Plusieurs mois se passèrent, une crise ayant faillit l'emporter notre tata Dodo fut enfin opérée d'un cancer de l'intestin.

 Le chirurgien fut effaré à la vue des tumeurs malignes grosses comme des œufs retirées de son côlon.

- Pourquoi a-t-elle autant attendu ? nous demanda-t-il. Un cancer colorectal pris à temps a de bonnes chances de guérison.

  Que pouvions nous répondre ?

Elle en mourut quelques années plus tard, trop jeune, des métastases ayant envahi son organisme. Les tous derniers jours, désespérée, ayant perdu foi en son gourou elle cessa de lutter et abandonna la vie.

Beaucoup de gens jetèrent la pierre à Félix, pas moi. Il avait été créé, soutenu, fortifié dans la certitude de l'existence de ses pouvoirs par celle qui voulait voir du paranormal là ou il n'y avait que de la crédulité ordinaire, éternelle histoire de la créature tuant son créateur. Derrière la réussite de chaque homme il y a une femme.
 Même un monstre a une mère.

  Il aurait fallu que Félix soit un saint pour ne pas succomber à la tentation d'être un dieu pour tant de gens.

 Mon fils aîné un jour me transmit un poème d'un auteur inconnu, vous le connaissez sûrement ( le poème pas mon fils; quoique...il fut tout de même batteur de la Star'ac et de Shym )

J'ai écrit ton nom dans le sable
mais la vague l'a effacé,
j'ai gravé ton nom sur un arbre,
mais l'écorce en est tombée,
j'ai incrusté ton nom dans le marbre
mais cette pierre a cassé,
alors j'ai enfoui ton nom dans mon cœur
et là enfin il est resté.


Je suis triste d'avoir perdu tata Dodo, je l'aimais profondément, comme une sœur. Aucun arbre, aucune pierre, nul grain de sable de la crique n'a conservé sa trace mais son empreinte est enfouie au plus profond de notre cœur et n'est pas prête de s'effacer.

 La vie éternelle c'est aussi survivre dans la mémoire de ceux que l'on aime et qui nous ont aimé.


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Cette histoire est extraite du livre :






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