Je gare mon auto en
bordure du chemin de L'Eouvière, descends pendant 30 mn à travers la forêt et
traverse la départementale qui transperce les bois. Trente cinq minutes plus
tard je rejoins une petite crique discrète du lac de Saint Cassien.
Il y a
longtemps que je n'étais venu ici, le souvenir est toujours douloureux. Le
visage de Dorine semble flotter dans la brume qui s'élève de l'eau calme, nous
n'avons pas pu la sauver, mais comment protéger quelqu'un contre lui-même?
J'ai changé les prénoms les dates et
les lieux pour vous narrer cette histoire rigoureusement et malheureusement
authentique.
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Année 1965, J'ai dix-sept ans.
Posté sur la place de mon village natal de l'Isère je n'attends rien mais j'attends quand même. Maigre, mal habillé, je me trouve très laid avec mes lunettes de grand myope et ridicule dans mes vêtements trop courts. Pauvres parmi les pauvres, mon père étant interné en asile psychiatrique ma mère éleva ses cinq enfants en jonglant avec les emmerdements et les privations dans un état de stress permanent. Elle en est morte prématurément pour mon plus grand désespoir.
Posté sur la place de mon village natal de l'Isère je n'attends rien mais j'attends quand même. Maigre, mal habillé, je me trouve très laid avec mes lunettes de grand myope et ridicule dans mes vêtements trop courts. Pauvres parmi les pauvres, mon père étant interné en asile psychiatrique ma mère éleva ses cinq enfants en jonglant avec les emmerdements et les privations dans un état de stress permanent. Elle en est morte prématurément pour mon plus grand désespoir.
Si Dieu existait il n'aurait pas
permis cela.
Il pleut, ma sœur Chantal partage un
coin de parapluie avec celle qui sera mon coin de paradis pour le reste de ma
vie, je l'espérais sans la connaître mais je savais au fond de moi qu'elle viendrait
un jour. Elle est là !
Une jolie fille brune émerge du parapluie et
me sourit, jamais je n'avais vu personne si belle, elle avait quelque chose
d'un ange. Cinquante ans plus tard bien que n'ayant rien en commun et étant
très différents elle est encore là. Pour moi elle n'a pas changé, sa jeunesse
semble éternelle.
Par un miracle inexplicable (
pléonasme) elle me trouva gentil, elle était intelligente et au-delà des
apparences peu flatteuses discerna en moi des qualités que je n'imaginais pas,
elle accepta même de " sortir
" avec moi ce fut un des rares
moments de ma vie où je crus en l'existence d'une divinité bienveillante.
La difficulté de la chose fut le choc des
cultures. Ses parents rapatriés d'Algérie n'acceptant pas qu'une de leurs
quatre filles se retrouve en tête en tête avec un garçon, sa sœur aînée Dorine
nous servit de chaperon. Énorme chance, nous aurions pu hériter d'un de ses
trois frères.
Laid mais rusé comme un singe je présentai à notre surveillante mon ami
Pierre, beau célibataire blond aux yeux bleus dont elle tomba amoureuse,
oubliant ainsi de nous surveiller.
Deux ans plus tard ils se marièrent, six mois
après leur mariage j'épousai mon bel ange brun.
La blondeur des cheveux de mon ami et
le bleuté de ses yeux ne cachèrent pas longtemps son manque d'ambition, Dorine
avait rêvé d'un prince charmant qui lui
aurait apporté aisance financière, fringues de luxe, belle voiture, orgasmes à
répétition. Malheureusement elle se
retrouva, d'après ses dires, épouse d'un courant d'air aux érections
incertaines et au budget serré.
Ils n'eurent pas d'enfants, nous en
eûmes trois qui surnommèrent affectueusement tante Dorine " Tata Dodo." Je l'aimais
profondément, comme une sœur.
La beauté étant la chose dont on se
lasse le plus vite si elle n'est pas relayée par des qualités plus solides elle
ne tarda pas à se fatiguer de ce mari inconsistant.
Ils rencontrèrent un jour un vendeur
de voitures d'occasion, nous l'appellerons Félix.
Il était l'exact contraire de Pierre.
Brun, moustachu, beau parleur, ambitieux, travailleur, charismatique et
détenteur d'après lui d'un don miraculeux de rebouteux-guérisseur, vous
imaginez bien qu'il avait tout pour lui plaire.
Il lui plut.
Félix étant très malin il repéra rapidement la crédulité de Dorine nourrie depuis sa tendre enfance de
superstitions issues du folklore espagnol mélangées de traditions arabes. Dans
son milieu les envoûtements transmis par les crapauds ou les queues de lézard
se guérissaient par les prières à la vierge, et le mauvais œil par le jet de sel
derrière l'épaule . Certains pays du Maghreb ne reconnaissent pas la
maladie ou la mort naturelle, avant
de se soigner du moindre bobo il convient de rechercher qui a jeté ce sort pour
vous rendre malade ou vous tuer, vous voyez le genre.
En cas de problème de santé on va voir quelqu'un, formulation
pudique pour désigner un guérisseur magnétiseur qui vous désenvoûtera avant
toute visite plus médicale.
Je ne pouvais m'empêcher de me moquer
gentiment de ces croyances pour moi moyenâgeuses et m'attirais en retour un
cinglant " si tu avais vu ce que l'on a vu là-bas tu parlerais autrement
".
Pour Dorine, dans un tel contexte
Félix le guérisseur venait directement après Dieu le père, juste avant le fils,
l'esprit saint n'étant pas convié dans cette nouvelle trinité ou soufflait un
vent mauvais.
Félix était un type extraordinaire
qui me fascina. Il avait eu une enfance malheureuse et de ce fait en voulait au
monde entier, j'aurais aimé l'aimer mais c'était impossible car il ne connaissait que les rapports de
force. Pour lui l'humanité se divisait en deux catégories : ceux qu'ils
pouvaient dominer et les autres dont je faisais partie, les cons qui ne comprenaient
rien.
D'emblée il nous raconta cette
histoire expliquant l'origine de son don
" Lorsque j'étais jeune
j'arrivai un jour sur les lieux d'un accident de voiture, il y avait un mort.
Le cadavre me parla pendant une heure, le temps de m'initier à
ses secrets, il m'a transmis des pouvoirs de guérisseur. Depuis, chaque soir à
8 heures je me branche, c'est-à-dire je me mets en contact avec mon maître et
il renouvelle ma force et mes pouvoirs.
Je lui demandai :
- Les gendarmes n'étaient pas
présents sur les lieux de l'accident?
- les gendarmes ont toujours prétendu
qu'il n'y avait pas eu d'accident ce jour là.
Un parfum d'infâme complot dirigé contre lui flottait dans l'air.
Un parfum d'infâme complot dirigé contre lui flottait dans l'air.
Pour preuve de ses facultés
surhumaines il expliqua sans rire :
- Ma première femme ( il avait été
marié déjà plusieurs fois), est tombée enceinte de moi dès notre première rencontre,
sans pénétration j'ai éjaculé entre ses cuisses et les " spermatoïdes"
( il ne connaissait pas vraiment ce mot ) sont montés dans son vagin.
Moi, mécréant comme vous me connaissez je soupçonnais plutôt qu'on lui avait fait endossé la
paternité d'un enfant adultère là où il voyait un signe surnaturel.
Peu de temps après ils vinrent habiter chez
lui dans une grande ferme qu'il avait entrepris de rénover avec sa seconde ,ou
troisième femme je ne sais plus, une gentille fille nommée Anaïs.
Il prit rapidement l'ascendant sur eux, décidant de tout pour eux puisqu'en plus il connaissait l'avenir.
Il prit rapidement l'ascendant sur eux, décidant de tout pour eux puisqu'en plus il connaissait l'avenir.
Ce qui devait arriver arriva, un beau matin il
expliqua à Anaïs qu'elle était priée d'aller voir ailleurs ce qui la soulagea, et mon pote Pierre eut l'insigne honneur de lui offrir Dorine tout en étant provisoirement autorisé à servir de domestique au nouveau couple dominant.
En remerciements, on n'est pas des sauvages, Félix céda son affaire de
véhicules d'occasion à Pierre juste au moment ou la loi introduisait de telles
contraintes aux vendeurs professionnels que Pierre déposa le bilan de ce commerce déficitaire quelques
mois plus tard. Quand on n'a pas de chance !
Coaché, assisté, pris en main par sa
nouvelle partenaire ambitieuse et sujette à voir du paranormal partout il passa
du statut de petit rebouteux à celui de guérisseur renommé.
Il faut reconnaître
que les gens venaient de loin pour se faire soigner par eux. Bien sûr quelques
patientes trouvèrent curieux que leurs petites indispositions féminines soient
dues, selon lui, à une défaillance organique de leur époux, défaillance qu'il
se proposait de combler pour rendre
service mais l'un dans l'autre
tout allait bien.
Picasso avait sa période rose, sa période bleue, Félix eut :
- Son époque pamplemousse, fruit
miraculeux qui soulageait même les maux les plus exotiques.
- Son " moment Whisky ",
chaque affection se soignant par une dose plus ou moins forte de ce médicament
souverain contre toutes les affections;
-" L'ère Borostyrol " qui
guérissait tout également, des aphtes au cancer du foie.
- Les plaques en cuivre. Appliquées à même la
peau elles faisaient des miracles.
Pour les cas récalcitrants il préconisait de
cueillir par une nuit de nouvelle lune sept fois sept fleurs et les appliquer
sur la partie malade.
Il était doté d'un culot phénoménal,
les impertinents qui osaient ne pas guérir se voyaient dûment chapitrés pour ne
pas avoir respecté le protocole préconisé. Un flacon en verre contenant une
masse sanguinolente, tumeur cancéreuse extraite d'un patient sauvé in-extremis
disait-il, trônait en bonne place, témoignant de ses pouvoirs quasi divins.
Les médiums, diseurs de bonne
aventure ou marabouts tombent forcément juste de temps en temps dans leurs
prédictions, respectant en cela la loi des grands nombres. Conformément à cette
jurisprudence certains malades se trouvèrent mieux et répandirent ses louanges
Urbi et Orbi, le bouche à oreille lui conféra
une grande réputation.
Les patients impatients rechignaient
à payer 90 F à cette époque ( 13.72 €) à
leur médecin généraliste, consultation pourtant remboursée en grande partie par
la "sécu" mais n'hésitaient pas à laisser un billet de
200 F dans le carton posé dans l'entrée portant la mention : " on donne ce
qu'on veut. "
Gagnant beaucoup d'argent, le couple
Félix/Dorine vécut plusieurs années d'une vie agréable et confortable : camping
car; belle auto, moto, bateau, petit avion.
Comme le prétend tout guérisseur qui
se respecte, les professeurs en médecine et chirurgiens du coin venaient
régulièrement, sans qu'on ne les voit jamais, lui demander conseil sur des cas
difficiles.
La famille se divisa dès lors en deux
camps, ceux qui allaient voir Félix dès le moindre bobo et les autres mécréants
dont je faisais partie, gens de peu de foi qui disparaîtraient de ce fait un
jour ou l'autre dans d'atroces souffrance.
Dorine semblait très heureuse malgré
un petit mal de ventre récurrent que son
gourou traitait par apposition de ses mains chaudes, on n'est jamais mieux
soigné que par soi-même.
- Il ferait beau voir qu'elle porte mon argent à un médecin, disait-il
logiquement.
Elle restait malgré tout très
attachée à son Félix, prisonnière d'une relation sado-maso où les périodes
heureuses alternaient avec les orages, peu à peu il prit l'habitude de la
traiter comme son chien qui recevait plus d'humiliations que de caresses.
Ses maux de ventre avaient empiré.
Ils firent dans notre humble demeure
quelques séjours qui furent très récréatifs et riches en anecdotes, en voici
une fameuse :
La femme d'un grand professeur ( les
professeurs sont toujours grands) ayant une tumeur à la jambe rendez-vous était
pris pour la lui couper. Grâce à Dieu quelqu'un indiqua à la future unijambiste l'adresse de
notre Félix qui trouva la solution à son problème : ne plus manger de fromage
de chèvre. La jambe fut sauvée . Alléluia !
Elle voulut m'accompagner jusqu'au
lac, arrivée à la crique elle mangea une pomme,
but un peu d'eau et s'allongea sur le sable en se tordant de douleur.
Elle ne put pas remonter seule, je la soutins jusqu'à la départementale, la
déposai là et revins la chercher en voiture pour l'emmener à l'hôpital malgré
son opposition farouche.
Elle ne voulut pas rester près des
médecins malgré mes exhortations et appela son gourou qui se brancha à 20h sur
la voix de son maître, je pris alors conscience que l'on ne pouvait pas sauver
quelqu'un de lui-même.
La grande aiguille de l'horloge des jours
tourna rapidement. Plusieurs mois se passèrent, une crise ayant faillit
l'emporter notre tata Dodo fut enfin opérée d'un cancer de l'intestin.
Le chirurgien fut effaré à la vue des tumeurs malignes
grosses comme des œufs retirées de son côlon.
- Pourquoi a-t-elle autant attendu ?
nous demanda-t-il. Un cancer colorectal pris à temps a de bonnes chances de
guérison.
Que pouvions nous répondre ?
Elle en mourut quelques années plus
tard, trop jeune, des métastases ayant envahi son organisme. Les tous derniers
jours, désespérée, ayant perdu foi en son gourou elle cessa de lutter et
abandonna la vie.
Même un monstre a une mère.
Il aurait fallu que Félix soit un saint pour ne pas succomber à la
tentation d'être un dieu pour tant de gens.
J'ai écrit ton nom dans le sable
mais la vague l'a effacé,
j'ai gravé ton nom sur un arbre,
mais l'écorce en est tombée,
j'ai incrusté ton nom dans le marbre
mais cette pierre a cassé,
alors j'ai enfoui ton nom dans mon cœur
et là enfin il est resté.
mais la vague l'a effacé,
j'ai gravé ton nom sur un arbre,
mais l'écorce en est tombée,
j'ai incrusté ton nom dans le marbre
mais cette pierre a cassé,
alors j'ai enfoui ton nom dans mon cœur
et là enfin il est resté.
Je suis triste d'avoir perdu tata
Dodo, je l'aimais profondément, comme une sœur. Aucun arbre, aucune pierre, nul grain de sable de la crique n'a conservé sa trace mais son empreinte est enfouie au plus profond de notre cœur et
n'est pas prête de s'effacer.
La vie éternelle c'est aussi survivre dans la mémoire de ceux que l'on aime et qui nous ont aimé.
La vie éternelle c'est aussi survivre dans la mémoire de ceux que l'on aime et qui nous ont aimé.
Cette histoire est extraite du livre :
Pour un exemplaire dédicacé, un contact ou accéder aux liens marchands :
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site web - http://serge.boudoux.fr
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