Bonne fête maman !
Cet événement
est délicat à gérer pour un mari : si l’on appelle nos femmes
« maman » elles nous accusent de les considérer comme une mère et non
comme une épouse. Dans le même temps elles exigent de nous une exaltation de
leur rôle maternel qui devrait être réservée aux enfants « qu’elles nous ont
faits » disent-elles, appuyant ainsi lourdement sur un don douloureusement
consenti pour lequel nous devrions être éternellement reconnaissants.
L'an dernier, pour justifier mon oubli de cette
célébration sacrée, comme la majorité des hommes dans ce cas j’avais tranché et
lui avais objecté en toute mauvaise foi :
- Mais tu n'es pas ma mère !
Soudain, à
l’évocation du mot « Mère » le souvenir d'un événement terrible s'imposa à
ma mémoire.
Mon inconscient
avait subitement décidé de me pourrir cette journée.
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Il est un âge dans la vie où la honte d'être vu en
certaines circonstances empoisonne notre existence et nous pousse aux pires
extrémités.
Une de nos plus
importantes conquêtes consiste à se libérer de la peur ou de l’influence du
regard des autres, les plus belles victoires sont celles que l'on remporte sur
soi-même.
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Morestel
(Isère) Janvier 1960.
L'hiver 1959-1960 n'était pas particulièrement froid,
mais du 9 au 17 janvier 1960 la situation se dégrada brutalement. Les gelées
puis la neige se généralisèrent à tout le pays, les températures atteignirent
près de –20° en Lorraine et dans le Morvan, -18° à Limoges et –14° à Grenoble.
Mon père étant interné dans un service psychiatrique
je vivais une relation fusionnelle avec ma mère, petite femme amaigrie par les
privations mais si fière de son garçon de douze ans qui trustait tous les
premiers prix au collège. Elle me disait souvent :
- Tu seras mon bâton de vieillesse.
Il faut bien avouer que la signification de cette
phrase m'échappait un peu. Maintenant je sais, elle comptait sur ma future
protection lorsque l'âge adulte me serait venu.
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Douze ans c'est
le mauvais âge.
Pas encore ado
plus vraiment enfant, les premières montées d'hormones surprenaient et
torturaient mon corps de chenille qui deviendrait peut-être un jour papillon.
Certaines
raideurs inexplicables me gênaient alors, j'en rougissais, aujourd'hui elles
font mon orgueil : le mâle est vaniteux et veut toujours pisser plus loin que les
autres.
Plus petit, déjà sujet à des rigidités subites je
faisais remarquer à ma mère qui me lavait :
- Regarde maman ma quéquette fait la grue !
Elle répondait
en hochant la tête.
- Et bien toi tu promets, tu es bien le digne fils de
ton père !
Les femmes prétendent, souvent avec raison, que le
cerveau d'un homme est contenu tout entier dans son slip. S'il reste un peu de
place elles peuvent également y loger le cœur !
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Sans ressources
(le RSA n'existait pas encore) nous survivions grâce à quelques allocations et
secours humiliants, mais ce jeudi là nous étions arrivés au bout de nos
réserves du charbon qui alimentait la vieille cuisinière tiédissant le gite et
réchauffant le couvert.
Jeudi étant jour de repos pour les écoliers à cette
époque, Maman emprunta une charrette à bras à un voisin compatissant. Bien
qu'ayant invoqué toutes les excuses possibles et imaginables pour échapper à la
corvée récurrente et redoutée qui se profilait à l'horizon, elle réussit à me
traîner avec elle vers 13 h en direction de la forêt pour ramasser un maximum
de ce bois mort qui nous assurerait quelques jours de survie supplémentaires.
La pauvrette souffrait du froid même en été, alors
l'hiver… Elle s'était emmitouflée dans
un ancien manteau troué et, comme une momie égyptienne, entourée le visage d'un
antique cache-nez en laine informe.
Persuadée que
tout le monde pâtissait de la même intempérie, sur son insistance, pour la
rassurer et lui faire plaisir je m'affublai d'un vieux passe-montagne d'enfant
à oreilles de chat censé me protéger de la bise glaciale.
Nous voilà partis.
L'aller ne me
posait jamais de problème, il suffisait de descendre la rue Blanche très pentue où l'on ne croisait presque jamais personne
puis nous diriger dans les bois près de la propriété Revol pour ramasser le
combustible gratuit.
Par contre le retour me terrorisait, il n'était pas
question d'essayer de remonter la même voie ainsi chargés, les lois de la
pesanteur sont implacables. Il nous fallait donc suivre toute la grande artère
traversant le village jusqu'à la place Saint Symphorien avant de grimper la rue
Auguste Ravier, chemin beaucoup plus
long mais infiniment moins pénible.
Le problème pour moi se situait justement sur cette
place Saint Symphorien, carrefour de toutes mes angoisses.
Là se situait l'animation du village : cafés,
boulangerie, banque, arrêt de cars.
Ici se tenaient en embuscade chaque jeudi à 16 h mes
copains de classe en goguette guettant les internes féminines de l'école
catholique (appelée également école libre)
se promenant ce jour béni en rangs serrés, surveillées par quelques
institutrices, vieilles filles intraitables confisquant les billets doux
échangés entre leurs protégées et les suppôts de Satan fréquentant l'école
communale rebaptisée école du diable.
Les jeunes
demoiselles faisaient quelque effort de toilette pour l'occasion. Parées de
leurs plus beaux atours elles parlaient et riaient fort, gloussant tels des
volatiles déchaînés à la vue des séduisants Bad boys.
L'une d'elles, la jolie et discrète Anne-Marie me
plaisait particulièrement.
Je l'avais remarquée au catéchisme, lieu de rencontre
et interface entre monde religieux et univers laïc.
De moins en
moins croyants mais toutefois soucieux de ne pas indisposer un hypothétique
créateur bougon mais débonnaire (à cette époque les dieux n'exigeaient pas des
aspirants au paradis d'égorger des inconnus pour y accéder) comptabilisant nos
petits manquements, à tout hasard nous constituions un capital d'indulgences
plénières en faisant communion solennelle puis confirmation, cérémonie au cours
de laquelle l'évêque nous sommait gravement de renoncer au démon et à ses
pompes.
Je ne
comprenais pas trop ce que les chaussures ou les appareils destinés à faire circuler un fluide
avaient à voir avec le Diable jusqu'au jour où je découvris, en creusant un peu
le sujet, que ce mot dérivé du grec Pompé
et du latin Pompa, signifiait
escorte, cortège.
Il me fallait
donc renoncer à Satan et à tous ses accompagnateurs qui ne manqueraient pas
d’essayer de me faire succomber à la tentation en étalant devant mes yeux
éblouis les mille vanités et plaisirs du monde.
Trop
tard, déjà le Malin avait infiltré des disciples chez l’ennemi !
Un confesseur
épisodique insistant lourdement pour savoir si je me touchais souvent la
zigounette je me demandai s'il avait vraiment renoncé à la tentation de me la
toucher lui-même. N'ayant aucune envie d'avoir la réponse et déjà farouchement
hétéro je décidai dorénavant de me passer du coup d'éponge absolutoire et
post-confessionnel censé nettoyer mon âme de toute pollution.
Revenons à Anne-Marie. Nous avions déjà échangé des
regards et je lui avais écrit quelques alexandrins auxquels elle avait répondu
par un sourire timide, déclenchant une joie indescriptible et disproportionnée
dans mon jeune cœur trop romantique :
Il y a de ces soirs où les fleurs ont une âme
Une âme merveilleuse car une âme de femme
Mais jamais une fleur sous un ciel étoilé
N'aura l'âme aussi douce que ton âme adorée.
A douze ans on croit encore que les femmes sont
douces…
Mon petit talent de rimailleur était très utilisé en
sous-traitance par mes copains. Se servant de moi comme écrivain publique ils
troquaient quatre vers promptement troussés contre quatre jolies billes en
verre ou la moitié d'un goûter. Le paiement se faisait au comptant.
Combien de mes
quatrains ont enflammé le cœur de belles qui n'ont jamais su d'où provenaient
ces mots enchanteurs mais devaient remâcher leur déception face à leur poète
supposé ne sachant pas prononcer deux phrases correctes en direct live devant
elles ?
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Certains physiciens avaient déjà démontré que
l'univers ne comportait pas trois dimensions mais quatre, la quatrième étant le
temps ! (« étant le temps " formulation amusante).
Moi, plus modestement, j'avais beau calculer plusieurs
fois dans ma tête le résultat était toujours le même, terrifiant :
Que j'accélère ou diminue le pas, la distance à
parcourir divisée par notre allure me donnait toujours le même résultat, nous
arriverions peu ou prou sur la place à 16 h, heure fatidique de la rencontre de
tout ce beau monde.
Essayez d'imaginer l'horreur de cette synchronisation
inéluctable qui allait démolir inexorablement mon image aux yeux de tous et
anéantir tout espoir de séduire Anne-Marie !
Vous rendez-vous compte ? J'allais traverser cette
place au vu et su de mes copains et des filles de l'école libre, poussant une
charrette remplie de bois mort en compagnie d'une mère ressemblant à une
vieille momie égyptienne, ma tête surmontée d'un passe-montagne d'enfant avec
des oreilles de chat qu'elle m'interdisait d'enlever.
Regardez-les
passer, eux ce sont les sauvages.
Si le ridicule tuait j'étais mort.
Les expressions
" toute honte bue " ou " sans vergogne " ne pouvaient
décemment pas s’appliquer à cette situation, celle éprouvée étant définitivement
imbuvable et la vergogne me submergeant !
- Ma vie est fichue, pensais-je certain de ne jamais
me remettre d'une telle humiliation.
Nous avancions, malgré le froid la transpiration
coulait dans mon dos, le visage fatigué de ma mère se creusait sous l'effort.
Un dernier virage et le carrefour tant redouté était
là !
La situation fut pire que ce que j'avais imaginé : Le
cortège féminin arrivait juste à l’instant, tous mes potes commencèrent à
manifester leur admiration par moults sifflets, hurlements, cris d'animaux, de
plus au même moment un car déversa sa cargaison humaine, la totale !
Anne-Marie ne
me quittait pas des yeux, moqueuse, dédaigneuse, il me sembla même lire quelque
pitié dans son doux regard, cauchemar ou réalité ?
C'en était trop, j'abandonnai lâchement ma mère malgré
ses cris désespérés. La charrette livrée à elle-même se coucha paresseusement
sur le côté, répandant son chargement en plein milieu de la route et
interrompant la circulation. Pathétique et en pleurs je me réfugiai dans un
petit espace entre deux vieux immeubles, cherchant un trou de souris pour m'y
glisser.
J'aurais voulu mourir, honteux d'avoir été vu dans cet
équipage mais surtout désespéré de cette infamie incontrôlable : avoir fui
et renié tacitement ma pauvre mère qui se battait quotidiennement pour que je
ne manque de rien.
Quelques copains charitables relevèrent la charrette,
ramassèrent le bois et portèrent assistance à ma mère.
Piteux je la rejoignis à la nuit tombée. L'expression
de son visage douloureux, celui de Marie au pied de la croix, est gravée à
jamais dans ma mémoire.
Elle me dit simplement :
- Je n'avais jamais eu l'impression d'être une merde,
maintenant c'est fait.
Les larmes coulaient doucement de ses yeux, elle
rajouta :
- Et il a fallu que cela vienne de toi, toi que j'aime
plus que tout au monde !
Presque soixante ans plus tard je repense souvent à
cet épisode monstrueux de ma vie méritant tous ces qualificatifs applicables à
mon comportement : traîtrise, ignominie, vilenie, bassesse, lâcheté, indignité,
abjection.
Quelqu'un
s'est-il déjà demandé si Marie avait pardonné à son Jésus bien-aimé les
douleurs occasionnées par son sacrifice ?
Maman m’a-t-elle vraiment absous d'avoir eu honte
d'elle ?
Sûrement, les mères pardonnent tout !
Si l’on pouvait revenir en arrière et remonter le
temps, orgueilleusement je pousserais la charrette à ses côtés, l'entourant de
mon affection tel un chevalier protégeant sa belle.
Nos deux têtes
bien droites nous aurions ainsi proclamé à la face du monde notre amour
indéfectible et porté comme un étendard notre fierté de nous battre pour
vaincre la misère.
Ainsi unis nous aurions affronté et défié le monde
entier !
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Pour moi il est trop tard, pour vous il est peut-être
encore temps.
Aimez, gâtez, protégez votre mère au temps heureux de
sa présence sur terre sans vous préoccuper du regard des autres, après sa mort
les regrets ne serviront à rien.
Maman, pardonne-moi, j'ai tellement honte d'avoir eu
honte de toi !
Maman, là dans mon
cœur est un livre suprême
Ta vie est dans ce
livre je l'espérais très long
Sur des milliers
de pages j'aurais écrit " je t'aime"
La mort m'a
devancé en inscrivant son nom.
Où que tu sois
maintenant : Bonne fête, maman !
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