mardi 30 juillet 2019

Si vous croisez un jour votre enfance ... Elle vous dira :




 

Qu'as-tu fait de mes rêves ?
  
 
 

Un craquement de branche sèche, le sifflement d'une respiration, j'entrouvre mes paupières et  l'aperçois…

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Poursuivant  mes marches dans les bois de ce beau pays de Fayence je gare mon auto près du stade du défens de Montauroux, siffle Happy que vous connaissez déjà,  et en route ! Je prends à pieds la direction des grands chênes, derniers survivants de la Chênaie de Callian. Certains d'entre eux, énormes, ont été plantés au temps du bon roi François ( premier, pas Hollande)
Je ne tourne pas comme d'habitude après la citerne mais continue tout droit. Après quelques centaines de mètres un panneau enjoint aux promeneurs de rester sur le sentier et de ne pas s'approcher des ancêtres feuillus. L'interdiction me fait l'effet inverse du résultat escompté, en bon français râleur et indiscipliné je m'empresse de sortir du chemin et  m'assois au pied  du plus imposant des monstrueux géants verts.

Ici à l'ombre de mon chêne  je suis bien, on ne devrait jamais s'éloigner de son arbre disait Brassens. L'air est doux, les cigales stridulent, la petite chienne se couche sur mes jambes allongées, une douce torpeur m'envahit, mes yeux se ferment irrésistiblement…

 Un craquement de branche sèche, le sifflement d'une respiration, j'entrouvre mes paupières et  l'aperçois !
Je le laisse approcher sans bouger, curieusement Happy n'a pas aboyé, comme si elle le connaissait. 

Le gamin doit avoir une dizaine d'années, sa tête  est coiffée d'un vieux béret noir arrêté par des oreilles trop grandes. Il a de jolies mains de pianiste avec des doigts fuselés terminés par des ongles noirs, son long nez soutient des lunettes dont une branche est rafistolée par un bout de sparadrap, un des verres épais est fissuré.

 Il ne sent pas très bon, une  blouse grise poussiéreuse laisse apparaître par endroits une chemise au col douteux, un short déchiré, ses pieds sont chaussés de sandalettes, des chaussettes en laine montent jusque sous ses genoux écorchés, vraie caricature d'un écolier pauvre des années 50 comme on en voit parfois dans les actualités en noir et blanc de l'époque.

Il me sourit dévoilant une dentition catastrophique où manquent une canine et deux incisives, malgré cela son sourire est ravageur, ce garçon mangera la vie si Dieu lui en prête une longue (vie).




Ses petits yeux malins sont sans cesse en mouvements derrière ses " culs de bouteille " de grand myope. Soudain  un pressentiment me fait frissonner, quelque chose ne tourne pas rond autour de moi. Craignant d'être cerné par une bande d'ados malfaisants, des yeux je cherche un bâton pour me défendre en cas d'agression.



Le gosse me demande:
-  Serge, tu me reconnais ?
 - Non, je devrais ?
-  Regarde moi mieux.
- Je ne vois pas.
-  Il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir.
- Je suis désolé je ne te connais pas.
-  Monsieur Bellon, Morestel, 1958, l'école primaire, Légeret, Gonnet, Planet,  Lanfrey, Trolliey, tous les noms se terminant en ey … et Martin-Garin au tableau, le CM2,  ça te parle?
- Bien sûr, mais…
- Tu me remets maintenant ?
-  Oui, j'y suis..

Tu parles si je le reconnais mais comment  me l'avouer, il ressemble trait pour trait à l'enfant  sur les vieilles photos de classe lorsque j'avais 10 ans, il est moi.
Comment est-ce possible, la folie me guetterait-elle ?

 Il (comment dois-je dire  " je" ou "il" ?) poursuit sans agressivité, juste avec curiosité, ce qu'il me demande me donne la chair de poule et hérisse les poils de mes bras :


- QU' AS-TU FAIS DE MES RÊVES ?
- ????
- Tu as, ou dois-je dire nous avons, quel âge maintenant ?

Il a les mêmes hésitations sémantiques que moi, c'est un peu normal.

- 69 ans.


Il répète :

 - QU' AS-TU FAIS DE MES RÊVES ? Je voulais être explorateur avec Livingstone, journaliste avec Tintin, médecin avec le Docteur Schweitzer, aventurier avec Bob Morane, je voulais aller sur la lune, conquérir le monde, être riche pour gâter ma pauvre maman, que suis-je devenu, qu'es-tu devenu, que sommes-nous devenus?

Inutile de biaiser, genre " je suis parti de rien pour arriver à pas grand-chose ",  on ne triche pas avec celui qui vient du passé, de mon passé.
 Après tout, à part quelques monstres extraordinaires sécrétés invariablement par chaque génération la plupart d'entre nous n'ont pas à rougir de ce qu'ils ont fait de leur vie, chacun a posé ses pierres comme il a pu pour bâtir son existence.

Je réponds honnêtement à chacune de ses questions :

- Il t'était facile de rêver, moi j'ai dû me confronter à la réalité, ce fut plus difficile. Pour te répondre  j'ai fait pour le mieux :
Les explorations que tu envisageais en pays lointains m'ont entraîné vers des terres inconnues mais proches dont Livingstone était absent, j'ai exploré des univers mystérieux, complexes et fascinants : l'esprit des gens ordinaires que nous sommes bien obligés de côtoyer chaque jour .

L'aventure d'après toi se situait sur la lune mais plus modestement, plus utilement aussi elle se révéla être tout près de moi dans les combats pour la vie. Tu étais, nous étions trop ambitieux, je me suis battu pour me faire une place au soleil et suis passé plusieurs fois près de la catastrophe. A force de prendre des coups j'ai abandonné les luttes de pouvoir inutiles qui n'auraient satisfait que mon ego, préférant choyer ma femme et mes enfants.  Seul rempart, unique forteresse pour eux, j'ai guidé leurs pas dans cette société impitoyable. 
Contrairement à ce que tu souhaitais je n'ai pas conquis le monde, à quoi cela m'aurait-il servi ? J'ai fait plus fort, apprenant à me libérer du regard des autres j'ai maîtrisé mon esprit, mes pulsions mauvaises, mes défauts, les plus grandes victoires sont celles que l'on remporte sur soi-même. 
Je n'ai pas eu de doctorat en médecine mais suis resté à l'écoute de mes petits patients chéris bien mieux que certains grands thérapeutes réputés, guettant chaque nuit la régularité de leur souffle, me réveillant à chaque bruit inhabituel, redoutant une  maladie, prêt à donner ma vie pour  leur épargner toute souffrance comme tout père normalement constitué.


Bien sûr certains aspects peu reluisants de mon existence ne me rendent pas fier, nous avons tous des zones troubles, mais placé dans le même contexte et les mêmes conditions avec des informations similaires à celles dont je disposais à l'époque, je referais sans doute les mêmes erreurs, copiées collées. 

- Copié collé ?

- Oui c'est une nouvelle expression des années 2000 qui signifie " à l'identique"

- Es-tu, sommes-nous, devenu riche ?

- Oui. Je suis riche de liberté. Maintenant  maître de mes choix, à tous moments je décide de ce que j'ai envie ou non de faire.  Contrairement à Bob Morane qui finit vraisemblablement sa vie en solitaire comme un vieux con radoteur ou à Tintin ayant pour seul ami un marin alcoolique je suis riche de l'amour de ma femme, de mes enfants, de mes petits-enfants et je suis nanti d'une santé insolente. A ce sujet, sais-tu que beaucoup de copains que nous avons connus toi et moi sont déjà morts tués par les cigarettes, les drogues ou les alcools auxquels ils n'ont pas su résister ? Souvent je remercie l'homme de trente cinq ans que nous avons été qui a su me transmettre ce capital inestimable : un corps bientôt septuagénaire en bon état. Un corps faible commanderait en limitant mes possibilités, fort il obéit en silence, le mien répond parfaitement sans douleur à chacune de mes sollicitations.

- As-tu, avons-nous, beaucoup d'argent ?
- L'argent m'a été mauvais maître longtemps, j'avais besoin de lui alors ayant trop de pouvoir il en a abusé mais j'ai réussi finalement à l'apprivoiser et à le dompter, depuis il m'est devenu bon serviteur.
(Je n'ai pas voulu lui dire qu'un homme riche est celui qui gagne un euro de plus que sa femme ne dépense hé hé .)
- As-tu protégé et gâté ma maman.


Mon cœur s'est serré, mes yeux se sont mouillés.
- Pas autant que j'aurais voulu, c'est mon plus grand regret, je devais me débattre dans les difficultés de ma propre famille et notre maman est partie trop tôt.

- Tu n'as pas de lunettes, tu n'es plus myope ni daltonien ?

- A notre époque il est aisé de se faire opérer des yeux grâce aux  nouvelles technologies laser, par contre je suis encore daltonien, pour nous le petit chaperon sera toujours vert.

Le gamin  ricane silencieusement.
- Tu es incroyable, donc tu es content de toi.
- Oui, presque. J'ai fait pour le mieux, pourquoi simuler une fausse insatisfaction?
Tu  apprendras bientôt une chose que tu ne sais pas encore, être adulte c'est se pardonner, s'aimer malgré toutes ses lâchetés, ses erreurs, tous ses renoncements. Même si je n'ai pas réalisé tes rêves avec le panache que tu imaginais, je me suis pardonné d'avoir vécu humainement, simplement, avec la gloire modeste et sans faste des humbles méconnus, elle vaut bien celle des prétendus grands hommes qui n'ont apporté que guerres, douleurs et mort.
- Il parait que tu écris des livres, cela ne m'étonne pas, j'adorais déjà rendre mes devoirs de français en vers. Tu te souviens de cet innocent poème qui avait émerveillé mes copains et notre instituteur, je l'avais écris pour la petite Anne-Marie, j'étais secrètement amoureux de son si beau sourire, mais je ne l'avais surtout pas avoué, les enfants de dix ans sont trop cruels ils se seraient moqués de moi :


Il y a de ces soirs où les fleurs ont une âme
Une âme merveilleuse car une âme de femme
mais jamais une femme sous un ciel étoilé
N'aura l'âme aussi douce que ton âme adorée."

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Ce petit poème composé effectivement le jour de mes dix ans m'était sorti de l'esprit il est trop cool,  je le noterai et le ressortirai un de ces jours. Pour mon âge ces alexandrins naïfs  étaient plutôt prometteurs, non ? A cette époque je croyais encore en la douceur des femmes .
Je n'ai pas dit à ce gosse porteur de si beaux espoirs que son cœur s'arrêterait bientôt un soir et lui occasionnerait, outre  quelques belles syncopes, un voyage extracorporel et une mémoire monstrueuse  (Je vous raconterai bientôt cette histoire ahurissante ).
 Il faut qu'il vive ses propres expériences  il est trop dangereux de vouloir manipuler le passé.

Soudain il parait pressé de partir, il effleure affectueusement ma bouche de ses longs doigts pas très propres :

-  Bon, je te quitte mais cela me ferait plaisir que tu racontes notre rencontre dans un prochain livre.

Il me fait un petit signe de la main puis disparaît dans les bois.
Je ressens à nouveau une caresse, mouillée cette fois, au coin de mes lèvres et me réveille en sursaut. Happy lèche mon visage, il parait que les canidés font cela pour provoquer chez leurs parents le réflexe de régurgitation, moi j'ai horreur de ça, c'est dégoûtant.
 Je la repousse doucement, me lève, m'étire et entreprends le court voyage de retour. Après une centaine de mètres un objet noir au pied d'un arbre attire mon attention. J'ordonne:
- Va chercher.
Happy me regarde ironiquement sans bouger , l'air de dire :
- Chienne peut-être mais pas esclave.

Depuis bien des années, je suis propriétaire ou propriété de chiens de toutes races Pinscher, berger des Pyrénées, Dogue argentin, Chihuahua, terrier du Yorkshire, Jack Russel, Shar Pei ou Corniaud. S'ils déposent régulièrement à mes pieds des cochonneries que je ne leur ai pas réclamées jamais un seul de mes protégés ne  m'a rapporté ne serait-ce qu'un bout de bois que j'aurais expressément demandé.
Je réitère mon commandement :
- Va chercher.
Elle ne bouge pas.
Il y a un truc pour être sûr d'être obéi et ne pas rester sur un échec, je crie :
- Pas bouger.
Elle reste immobile, non mais c'est qui le patron !
Ayant repris l'ascendant sur l'équipe je ramasse moi-même l'objet noir, un vieux béret défraîchi .
Je comprends mieux l'origine de mon rêve, j'ai dû le voir en venant sans m'en rendre compte et l'intégrer inconsciemment à mes songes pour en faire un scénario cohérent, le cerveau, grand illusionniste, est également très manipulateur.


Ma mère avait l'habitude de coudre notre nom sur nos vêtements, ils étaient précieux pour nous gens pauvres en Avoir mais riches en illusions et en espoirs, en cas de perte ou de vol on se donnait une petite chance de les retrouver. Je retourne machinalement le vieux béret et reste sidéré, sur une mince bande de tissu cousue à l'intérieur, sans doute blanche à l'origine et maintenant noircie par le temps ou l'usage on peut lire difficilement, brodé en lettres de fil rouge : Boudoux 1958.

J'arrive près de ma voiture, un papier quadrillé est glissé sous l'essuie-glace côté conducteur. Une main nerveuse a tracé ces quelques mots :
N'oublie pas de raconter notre rencontre !
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Alors voilà je raconte. Personne ne croira à cette histoire hallucinante qui semble issue d'un conte,  pourtant :

ce serait sans doute mentir
par omission de ne pas dire
que je lui dois sans doute une heure
authentique de vrai bonheur

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 Promenez-vous dans les bois, vous croiserez peut-être votre enfance. Si elle vous demande :

 - Qu'as-tu fait de mes rêves ?
Expliquez-lui :
- Les rêves sont aisés, la vie est difficile.



Et pardonnez-vous…





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Cette histoire est extraite du livre :



 Pour un exemplaire dédicacé, un contact ou accéder aux liens marchands :


 site web - http://serge.boudoux.fr

2 commentaires:

kimberlite10 a dit…

J'ai bien bien-aimé l'évolution de ce texte entre confidence et rêve éveillé. Oui c'est sympa.

Unknown a dit…

Très belle écriture. On ne guérit jamais de son enfance comme dirait un certain Jean Ferrat. Bonne continuation