vendredi 2 mars 2018

Une telle histoire peut-elle exister ?


 

Moi, le vieil Henri

 Bonjour, je m'appelle Henri. Aujourd'hui nous sommes le 22 octobre 2015, jour de mon anniversaire.
Je viens d'atteindre mes 92 ans et ma vie ne tient qu'à un fil.
 Bien sûr vous allez me dire : à cet âge toute existence est terriblement précaire. Le danger n'est pas dû à mon état de nonagénaire avancé,  dépositaire d'un secret dont je n'aurais jamais dû parler à personne je suis mêlé bien malgré moi à une histoire hallucinante.

   J'ai décidé d'écrire mes mémoires pour la raconter,  quelqu'un les lira peut-être un jour, partager tout ceci avec un lecteur hypothétique me donnera l'impression d'être moins seul

 Ne vous méprenez pas sur le caractère paisible du début de mes narrations, depuis quelques années j'ai peur, pourtant pour inquiéter le vieil Henri il faut se lever tôt. Et si je donne l'impression parfois de m'amuser, je ne fais qu'appliquer ce que me disait mon père : il faut rire avant d'être heureux de peur de mourir sans avoir ri.

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  Tout commence pour moi le 17 mai 2010, un lundi dont je me souviendrai toute ma vie, enfin ce qu'il en reste. Comme tous les jours je lisais tranquillement mon journal,  installé devant chez moi sur mon vieux banc en pierre. J'habite une coquette petite maison à Lamothe-Goas, le joli village du Gers ou  mon parcours sur cette terre aurait dû se finir tranquillement, seul comme tout célibataire indécrottable.

   La région était en effervescence, toutes les infos écrites et télévisées parlaient du meurtre d'un curé à Aumont d'Aubrac en Lozère, de celui d'un employé municipal à Gréalou dans le Lot, le cadavre d'une femme poignardée venait d'être découvert près de Moissac Tarn-et-Garonne  et un séminariste avait été retrouvé sans vie dans la collégiale de La Romieu, département du Gers, apparemment victime d'une mauvaise chute… ou d'autre chose. Ces morts violentes avaient un point commun, elles s'étaient toutes produites le long du chemin qui passe près de chez moi et mène les pèlerins à Saint Jacques de Compostelle, le Camino Francès, rebaptisé par un journaliste inspiré : Le chemin meurtrier.

   Après mon repas, comme tous les jours je suis allé faire un tour sur la place de l'église et là… sur le banc vert où mes vieux potes, enfin ceux encore vivants me retrouvent habituellement à mon âge les copains disparaissent peu à peu, une jeune femme était assise et mangeait un sandwich. Vous me direz jusque-là il n'y a rien d'exceptionnel. Si vous aviez vu cette femme, j'en frissonne encore !

   Je vais essayer de la décrire. Elle avait les cheveux coupés courts, blonds, vraisemblablement teints et le plus joli visage que je n'avais jamais vu, un peu celui de Brigitte Bardot dans le film " Et dieu créa la femme". Mes références cinématographiques datent de plusieurs décennies mais j'ai peu d'exemples récents à vous proposer, il y a bien longtemps que je ne vais plus au cinéma.

   Ce qui m'a fasciné chez cette apparition ce fut son regard. Ses beaux yeux en amandes, fenêtres de son âme, étaient deux émeraudes. Ce n'était ni leur forme ni leur couleur qui était extraordinaire, mais leur expression. Cette femme n'était pas de notre monde. Une vieille chanson d'Aznavour disait : « Avec ton regard comme empli de fièvre. » Voilà le mot juste, elle avait un regard fiévreux, elle semblait voir au plus profond de mon être, j'ai eu envie de pleurer de bonheur dès qu'elle a posé les yeux sur moi, l'impression inouïe de la connaître depuis toujours.

   Instantanément, malgré mon grand âge je voulais la garder pour moi, j'aurais voulu… Pur délire, que pourrais-je bien vouloir d'une telle créature au début de l'été de sa vie, moi qui aurais uniquement rides, laideur, faiblesses, douleurs, froidure et hivers humains à lui offrir. Cet envoûtement a occulté provisoirement un fait important que j’ai toutefois enregistré inconsciemment. J'ai compris un peu plus tard  pourquoi j'avais cru voir un ange en elle, mais l'ange de la mort.

J'avais envie de pimenter un peu ma petite vie de retraité, je m'ennuyais tellement, alors comme un enfant, inconsciemment j'ai improvisé un jeu dans ma tête je me suis raconté des histoires : Cette femme était dangereuse, mais moi j'étais en sécurité près d'elle. Peut-être encore sous l'influence des propos des journalistes j'ai imaginé qu'elle était responsable de tous les crimes commis ces derniers jours sur le chemin meurtrier.

   Pour moi elle était AZRAËL l'ange de la mort et je l'adorais d'autant plus. J'ai toujours été attiré par l'ésotérisme et le satanisme ne me fait pas peur. Pour moi Satan est un aimable plaisantin à côté des Hitler, Mao, Staline, Pol Pot et un doux amateur face aux fanatiques religieux, politiques ou autres salopards inhumains qui se cachent derrière la prétendue existence du Malin. Aucun démon ne sera jamais aussi méchant que certains hommes ni plus pervers que certaines femmes.

   Je n'avais pas complètement réalisé qu'il ne s'agissait pas d'un divertissement. Nous sommes tellement habitués à voir des images ultra violentes à la télé que nous banalisons le mal et ne faisons plus la différence entre le fantasme et la réalité. Je me suis tout de même traité de vieux gâteux mythomane. Comment et pourquoi une créature aussi sublime aurait-elle tué tous ces gens ?

   Je me suis assis près d'elle sur le banc et je lui ai dit :

   - Mon dieu que tu es belle.

   Vous n'allez sans doute pas me croire, j'avais 87 ans à cette époque, elle m'a souri et  je suis tombé raide amoureux de cette femme. Jusqu'à ce jour je n'avais jamais vraiment saisi le sens de cette formule, tomber amoureux ! Et là j'ai enfin compris, pour moi ça voulait dire aimer jusqu'à la tombe. Je ne savais pas alors à quel point cette expression allait se révéler malheureusement totalement adaptée à la situation.

   Un sourire et j'étais déjà malade d'elle ! Les vieux ne devraient jamais être amoureux cela leur fait trop mal, ils ne peuvent pas espérer de réciprocité mais c'est toute la grandeur de la race humaine de vouloir aimer et être aimé jusqu'à son dernier souffle. A ce moment j'ai pensé au sonnet de Félix Arvers.
Mon âme a son secret ma vie a son mystère :
Un amour éternel en un instant conçu.
Le mal est sans espoir aussi j'ai dû le taire
et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
 Le mal était sans espoir mais je n'ai pas su me taire, pour la première fois de ma vie j'étais prêt à prendre le risque de faire la confidence interdite à quelqu'un malgré le danger. Je ne sais pas ce qui m'a pris, je lui ai proposé :

   - Si tu me montres tes seins je te dirai un secret.

   Elle m'a répondu gentiment.

   - Vous n'avez pas honte, vous ne préférez pas une petite pipe de bienvenue ?

   Elle employait l'ancien terme, il parait qu'aujourd'hui on dit fellation, c'est moins convivial mais c'est pareil hé hé. J'ai failli m'étrangler de rire. Elle avait une voix douce un peu enrouée, très sensuelle. Depuis ce jour, comme disait Paul Eluard, j'entends vibrer sa voix dans tous les bruits du monde. Je lui ai répondu bêtement.

   - Alors toi tu es unique.

   Je lui ai alors fait un commencement de révélation, presque rien. J'avais à la fois peur de la mettre en danger, à la fois besoin de me faire valoir, d'exister à ses yeux, envie qu'elle me voit différent de ce que je suis devenu au terme d'une vie bien remplie : un vieillard. J'ai chuchoté.

   - Allez, je te dis le début du mystère, il y a une bombe dans l'église.

 Elle s'est étonnée.

   - Une bombe ?

   J'ai précisé

   - Pas une bombe qui saute, mais il y a là, bien cachée, une information incroyable qui, mise entre de mauvaises mains, ferait exploser l’occident chrétien. Tu imagines ?

   Elle parut intéressée lorsque j'ai évoqué le moment où le soldat romain donne à boire à Jésus sur sa croix. Elle connaissait quasiment le nom du soldat ce qui m'a sidéré.

   - Longibus ou Logibus présente au supplicié une éponge imbibée de vin, instantanément celui-ci remit l'esprit, on ne lui brise pas les jambes et on met son corps dans un tombeau, en fait un trou creusé dans un rocher, Ponce Pilate doute de sa mort.

   J'ai rectifié doucement.

   - le soldat s'appelait Longinus.

   Elle me regardait tendrement comme si j'étais beau, mon vieux cœur battait vite et fort  j'étais ivre d'elle, j'aurais voulu que ce moment dure toujours…Je lui ai dit ce que je n'aurais jamais dû lui dire.

   - Paul a vu la vérité, la vérité est dans le corps du Christ.

   - C'est tout ?

   - C'est tout et c'est suffisant pour mettre un monde à feu et à sang.

   J'ai eu peur de l'ennuyer avec mes vieilles histoires mais elle semblait m'écouter avec curiosité, elle a voulu enregistrer mes paroles. J'étais un peu surpris, des yeux je cherchais un magnétophone mais elle m'a expliqué qu'avec les téléphones modernes surnommés smartphones on pouvait enregistrer des discussions ou des chansons, prendre des photos, envoyer des messages au monde entier, des mails comme ils disent. Moi je ne parle déjà pas beaucoup à mes voisins alors expédier des messages au monde entier je n'en n'ai rien à foutre. On peut aussi transmettre des SMS et avoir accès à internet, a-t-elle dit, je n'ai pas bien compris à quoi ça pouvait servir.
Je lui ai répondu en rigolant.

   - Si ça se trouve on peut même téléphoner avec ces smartphones.
Elle me regardait tendrement comme si j'étais beau, mon vieux cœur battait vite et fort, j'étais fou d'elle, j'aurais voulu que ce moment dure toujours. Je l'ai déjà dit ? Ah bon !
 J'ai fait tourner ma grosse chevalière autour de mon annulaire droit, vieux réflexe de séduction. Mes potes me charrient toujours sur ce bijou qui me fait ressembler, disent-ils, à un évêque ou à un parrain de la Mafia. Il est vrai que lorsque j'étais plus jeune cette bague mais surtout ma carrure et mes yeux bleus ont fait chavirer la vertu de plus d'une fille. J'avais une devise " la femme d'un copain c'est sacré… il faut qu'elle y passe" hé hé. J'ai eu des tas de maîtresses mais aucune n'arrivait à la cheville de ma compagne de banc. Cette expression me fait marrer car même si on utilise la formule "prendre son pied" ce n'est pas cet endroit que l'on vise chez une femme, souvent la caresse qui démarre à la cheville voyage vite et se termine plus haut.

La merveille finissait son sandwich, elle fit une petite moue adorable qui me fit monter les larmes aux yeux.

   - Je n'ai rien compris à vos paroles, dites-moi la suite de votre secret, allez, juste à  moi !

   Je m'en voulais déjà d'avoir trop parlé.

   - C'est dangereux pour toi, tu en sais déjà bien assez.

   - Pourquoi ?

   - Ce qui est caché dans l'église est explosif, deux milliards de chrétiens seraient déstabilisés et des milliers de fous furieux voudraient brûler ta jolie peau.

   - Dommage j'aurais bien aimé savoir mais si c'est dangereux tant pis, je ne suis qu'une femme seule et désarmée.

   J'avais beaucoup de mal à la considérer comme une femme fragile, il se dégageait d'elle la force tranquille de ceux qui ne craignent personne. J'appris plus tard qu'elle était vice-championne de France de Taekwondo, un sport de combat coréen.

   Je commençais à me sentir mal, ma prostate me taquinait, il fallait d'urgence que j'aille pisser. Elle s'est levée pour m'embrasser, j’ai tendu mes lèvres à tout hasard, elle a ri et a déposé un gros baiser sur chacune de mes joues. Elle m'a promis de revenir bientôt me voir pour en savoir plus. Je n'avais encore jamais vu chez une femme une telle perfection de formes, si j'avais eu ne serait-ce que trente ans de moins je lui aurais sauté dessus, mais la vieillesse est un naufrage. Au lieu de ça je suis parti en catastrophe en essayant de retenir mon urine et de rester digne à ses yeux, les jambes tremblantes, le cœur gonflé de tendresse mais désespéré de la voir s'en aller. Elle est entrée dans l'église, lorsque je suis revenu vingt minutes plus tard elle disparaissait au loin sur la route qui va à Eauze.

Le surlendemain j'ai appris que deux écossais qui tenaient une maison d'hôte à Eauze avaient été retrouvés poignardés, une vraie boucherie...





 

Site : http://serge.boudoux.fr
 
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