samedi 15 juin 2019

Monstres ordinaires : Histoire n° 1





Le Psychiatre et la pré-ado.


 Département des Alpes maritimes. Automne 2O17.

Aussi loin que mes souvenirs me portent je n'avais encore jamais été confronté à un tel problème, pourtant croyez-moi,  souffrances psychiques, perversions et folies humaines me sont familières !

La plaque en laiton de mon cabinet porte la mention : X X…, psychiatre libéral et expert près des tribunaux… on pourrait rajouter roi des salauds, mais qu’y puis-je !
Il va me falloir apprendre à vivre avec ce poids sur la conscience.

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Un matin de novembre, sagement assises sur les deux fauteuils placés face au grand miroir ancien une femme et une fillette  d'une quinzaine d'années attendaient leur tour dans ma salle d'attente.

La femme, environ trente-cinq ans, belle comme un cœur, portait un jean troué et une veste à capuche largement ouverte sur un tee-shirt portant le mot Impatiente floqué sur la poitrine. Ses cheveux blonds très clairs presque blancs étaient coiffés comme le sont ceux des danseuses du Crazy Horse, une longue frange cachait son front et les pointes de ses cheveux lissés frôlaient ses épaules.

La pré-ado, nous l'appellerons Manon, que toutes les innocentes Manon me pardonnent, vêtue du même jean troué, d'un tee-shirt floqué Impertinente, de la même veste à capuche, arborait une coiffure identique, copiée collée.
Côte à côte elles semblaient être un tableau achevé exposé près de son esquisse. Admiratif je suis resté quelques secondes à les contempler.
  Atteint d'une curiosité pathologique me poussant à tenter de deviner au premier coup d'œil ce qui amène les personnes à consulter, j’ai parié tout de suite pour un problème de symbiose mère-fille fusionnelle excessive. Ce pari allait se révéler rapidement être un doux euphémisme.

Elles sont entrées dans mon cabinet en se tenant par la main.
Assises elles restèrent serrées l’une contre l’autre, après un court moment de gêne la mère s’est décidée :
"Nous venons de la part du docteur L…, le psychologue. Ma fille a subi plusieurs traumatismes, la pauvre, et il nous a conseillé de vous consulter pour un second avis, il m'a remis cette lettre pour vous "
 La gamine me fixait en souriant gentiment, je lui ai souri également.
Son doux regard noisette m'a fasciné. Pour moi les yeux sont la fenêtre de l'âme, peu importe leur forme ou leur couleur, seul leur expression les rend beaux, les siens reflétaient… comment dire ? une force tranquille et inquisitrice, ils semblaient lire dans ma tête !

Après avoir rempli le dossier administratif préalable : état civil, caisse de sécurité sociale, mutuelle, antécédents de santé etc…je me suis déplacé pour m'asseoir près d'elles. Il y a quelques années un vieux film américain dont le titre m'échappe m'avait marqué : Richard Gere grimpait sur un mur en disant : pour comprendre qui je suis il faut venir où je suis ! Depuis je ne m'assieds plus face à mes patients mais à côté d'eux et cela change tout.

Manon, âgée en réalité de douze ans, " douze ans et neuf mois, bientôt treize " a-t-elle rectifié et revendiqué, est déjà très jolie, presque troublante pour un homme mûr comme moi.  Une petite poitrine commençait à pointer sous son tee-shirt, elle pianotait sur son smartphone sans me quitter des yeux.
- Dans peu de temps elle sera "canon" comme vous, ai-je complimenté sa maman qui me foudroya du regard.
La seule parole dont on n'est pas prisonnier étant celle qu'on n'a pas prononcée, une bonne occasion de me taire venait d'être perdue !

La lettre confraternelle provenait d'un de mes anciens élèves, installé à Cannes.

" Cher ami et cher maître je vous adresse Manon en consultation. Cette enfant a perdu son petit-frère il y a trois ans dans un accident domestique à la suite duquel ses parents ont divorcé. Placée sous la garde de sa mère elle prétend avoir subi une agression sexuelle de la part de son nouveau compagnon qui est actuellement détenu pour ce fait à la prison de Grasse. Bien qu'elle paraisse avoir surmonté ces traumatismes elle m'inquiète parfois, sa relation avec sa mère sur laquelle elle s'est repliée me parait excessive, je me demande s'il ne faudrait pas qu'elles se séparent un peu. Peut-être envisager une mise en pension ou demi-pension pendant l'année scolaire, mais je crains de faire une bêtise, souvenons-nous de l'aphorisme d'Hippocrate : « Primum non nocere » premièrement ne pas nuire (au patient). J'aimerais avoir votre avis. Sentiments cordiaux."

J'ai proposé à la mère :
- Un entretien en tête à tête avec votre fille me parait indispensable si vous me le permettez. Vous pourrez patienter dans la salle d'attente, mon assistante vous servira un thé ou un café.

 A l'idée de se séparer des larmes perlaient dans leurs yeux. A regret la mère a lâché la main de sa gamine, elle est sortie après un dernier regard attendri et m’avoir longuement dévisagé d'un air inquiet et suspicieux.

Manon et moi étions maintenant seuls dans mon cabinet, un timide soleil illuminait mon bureau.
-  Que puis-je faire pour vous ?
Question ouverte. Il est important de commencer un tel entretien par une question ouverte. Je ne tutoie jamais mes patients, même les enfants quel que soit leur âge et leur parle toujours comme je parlerais à des adultes. Contrairement à ce que la majorité des gens pensent ils comprennent beaucoup plus de choses que l'on ne peut imaginer, ils sont très forts pour dissimuler leur vrai nature et jouer aux petits anges lorsque cela les arrange.
 Il faut se méfier, ils n'ont pas les mêmes rapports que nous avec les notions de bien et de mal.

- J'aime trop ma maman parait-il.

- Comment pourrait-on trop aimer une mère ?

 Elle a ri silencieusement.
- C'est bien ce que je dis toujours au docteur L.... Quand mon petit frère est mort mes parents se sont séparés et je suis allée habiter avec maman, on est trop bien toujours ensemble nous deux, j'ai une chambre pour moi toute seule mais souvent je dors dans son lit.  Elle a trouvé un copain, Kevin. Je ne l'aimais pas, je ne pouvais pas supporter qu’il ne l’embrasse ni qu'il la touche, alors un jour en pleurant j'ai dit qu'il avait essayé de mettre sa main sous ma jupe et maman l'a mis à la porte. Le mois dernier elle a eu un nouveau copain, Julien. Un soir il a dormi chez nous, dans la nuit j'ai entendu maman gémir et crier, j'ai vomi.

- Il est normal que votre maman ait une vie sentimentale, non ?

- Non. Elle est à moi, à moi seule. Le lendemain Julien est resté mangé. Maman et lui ont discuté, ils parlaient d'essayer de vivre bientôt ensemble alors quand j'ai descendu les poubelles j'ai fouillé dans le sac et récupéré un des deux préservatifs contenant le sperme de Julien.

Elle racontait cela comme on rapporterait une bonne blague, une abomination me semblait poindre à l'horizon.

Déstabilisé, ne sachant plus quoi dire j'ai biaisé :

- Vous connaissez ces mots : préservatif, sperme ?

- Bien sûr, au collège on regarde des pornos sur nos tablettes et celles qui ont déjà couché nous expliquent comment ça se passe. Moi je n'ai pas encore couché, j'ai peur que ça me fasse mal.

-  Quand un premier partenaire a un peu d'expérience et qu'il est doux il est rare que cela fasse mal, bien au contraire, mais vous êtes encore bien jeune pour vous préoccuper de cela.

- Je n'ai pas couché mais je suis en couple.

- En couple ?

- Oui, je sors avec Farid depuis au moins quinze jours, on se fait des bisous. Il est trop beau … Vous aussi vous êtes très beau pour un vieux.

On s'éloignait dangereusement du sujet, elle essayait de me manipuler mais je n'étais pas dupe, comment une si jeune fille pourrait-elle trouver séduisant un sexagénaire ?

- Que disiez-vous, ah oui vous me parliez de poubelles ?

- Oui, quand j'ai descendu les poubelles j'ai fouillé dans le sac et récupéré un des deux préservatifs contenant le sperme de Julien.

- Et après ?

- Après, maman est allée faire les courses. J'ai dit que j'avais mal à la tête et me suis enfermée dans ma chambre, Julien était resté pour regarder un match de foot à la télé et me garder.  J'ai rentré trois doigts entre mes jambes jusqu'à ce que ça saigne un peu, j'ai versé quelques gouttes de sperme sur mon ventre et jeté le préservatif dans les toilettes.

Je retenais mon souffle, des perversités de toutes natures m'avaient déjà sidéré, mais là ….

- Quand maman est rentrée c'était la mi-temps, Julien est parti tout de suite rejoindre ses copains pour regarder la fin du match avec eux, jouer à la Playstation et boire des bières. Maman a frappé à ma porte que j'avais fermée à clé, je pleurais à gros sanglots. J'ai ouvert et lui ai raconté que Julien avait voulu rentrer son zizi dans ma nounoune. Zizi, nounoune il fallait bien que je parle comme une enfant non ? maman croit que je suis encore une petite fille.  Elle a vu le sang entre mes jambes, elle a appelé les gendarmes, un docteur m'a examiné et ils ont fait un prélèvement avec un coton tige sur mon ventre. Ils ont arrêté Julien le soir. Depuis il est en prison à Grasse et nous sommes à nouveau seules toutes les deux, c'est trop bien. Je détruirai tous ceux qui veulent me séparer de maman.

Muet, abasourdi, je me suis rassis derrière mon bureau pour consulter internet. Le site de Nice Matin parlait dans un article de l'emprisonnement de l'infortuné Julien qui clame toujours haut et fort son innocence, mais tout est contre lui : le sang et les déclarations de la gamine, les analyses ADN du sperme sur son ventre.
Sauf éléments nouveaux sa vie est foutue, heureusement mon intervention pouvait le tirer de là.
 Je me voyais déjà berger sauveur de l'agneau reconnaissant perdu au milieu de la horde des loups accusateurs.

Une autre folle interrogation m'est venue à l'esprit et m'a glacé. Sans m'en rendre compte immédiatement, passant spontanément au tutoiement je lui ai demandé avec toute la douceur dont j'étais capable :

- Tu aimes ton papa ?

- Non il me prenait ma maman

- Tu aimais ton petit frère ?

- Non. Il me prenait aussi ma maman.

- Que lui est-il arrivé ?

- Un jour qu'elle était partie, pendant que papa jouait sur son ordinateur, j'ai emmené mon petit frère sur le balcon et je lui ai dit : on s'amuse à monter sur la barrière ? on habitait au quatrième étage. Il avait un peu peur mais je me suis moqué de lui alors je l'ai aidé à monter    et … je l'ai poussé. J'ai dit que j'avais voulu le retenir mais que je n’avais pas pu. Maman n'a jamais pardonné à papa de ne pas l'avoir surveillé, ils ont divorcé et je suis restée seule avec elle. Nous deux on est trop heureuses maintenant.

Aussi loin que mes souvenirs me portent je n'avais encore jamais été confronté à un tel problème, pourtant croyez-moi les souffrances psychiques, les perversions et les folies humaines me sont familières !

Tous mes logiciels intellectuels avaient bugué :
 Qu'y avait-il de vrai dans son récit, que faire, vous imaginez mon dilemme ? Pourquoi m'avoir raconté tout cela, inconscience ou perversité folle ? Normalement je suis tenu au silence par le secret médical mais la vie d'un homme apparemment innocent est en cause, d'autre part elle dit avoir tué son petit frère, est-ce la vérité ou une pure invention, qui sait ce qu'elle peut encore inventer comme saloperie pour défendre sa relation fusionnelle, il me fallait parler de tout cela immédiatement à la mère, alerter la justice et…

 La gamine coupa court à mes velléités de redresseur de tort, elle avait sa réponse à mes questions :
- Tu diras à maman que je vais très bien et qu'on doit rester toutes les deux. Si tu racontes ce que je viens de t'expliquer personne ne te croira toi et je dirai que tu as essayé de me toucher la poitrine et les fesses.  Maman me croira… moi, elle avale tout ce que je lui dis. Elle t'a entendu dire que j'étais belle, elle se méfie de tous les hommes qui m'approchent maintenant tu es coincé !

 La fillette me regardait en souriant gentiment, sûre d'elle, de sa stratégie et de son bon droit.

 Dans un premier temps son chantage ne m'a fait ni chaud ni froid, ce serait sa parole contre la mienne.
J'ai vérifié sur internet ce que je savais déjà, l'amant de la mère encourt jusqu'à 5 ans de réclusion si les faits sont qualifiés d'agression sexuelle et 15 ans s'il s'agit d'un viol.

Sauf éléments nouveaux sa vie est foutue, heureusement mon intervention allait le tirer de là ?  J'allais sauter sur mon téléphone pour prévenir le procureur qui me connait bien quand l'histoire du malheureux maire de Vence emprisonné plusieurs années pour viol sur simple et fausse accusation de son petit-fils, innocenté depuis, s'est imposée à ma mémoire. C'est à ce moment que j'ai regretté ma réflexion, pourtant sans nulle ambiguïté, sur la beauté naissante de la petite.

 Attendez deux secondes, j'ai une magnifique maison avec piscine et vue sur mer, deux voitures de luxe, un bateau, une famille sans histoire, un fils et une fille ayant de très belles situations.
 Ma retraite est programmée dans quinze mois, un acquéreur est prêt à sortir une grosse somme dont une partie conséquente en « black » pour acheter mon cabinet et récupérer ma patientèle (mot pudique inventé par les médecins pour éviter de parler de clientèle).

 Imaginez que la gamine mette ses menaces à exécution, voici exactement comment cela se passerait :

La justice serait ravie de mettre un psychiatre en garde à vue pour suspicion d'attouchements sur mineure par personne abusant de l’autorité que lui confèrent ses fonctions, puis de le placer immédiatement et à tout hasard en détention préventive, le procureur ne me connaîtrait plus et les journalistes se délecteraient à l'idée de mettre ma photo en première page.  Même blanchi plus tard le mal serait fait et pour longtemps.
" Il n'y a pas de fumée sans feu " colporteraient mes bons amis, si on ne dit pas du mal des copains de qui va-t-on va dire du mal ?

Après tout ce Julien n'est rien pour moi, pourquoi devrais-je prendre le risque de tout perdre pour lui ?  
Après avoir longuement peser le pour et le contre, décrochant mon téléphone pour finalement le reposer, j'ai fait rentrer la mère, discuté quelques instants avec elle pour la forme et conclu :
- Rassurez-vous, il n'y a rien d'inquiétant chez votre fille, elle me parait avoir bien surmonté ses traumatismes, elle est très résiliente grâce à votre relation fusionnelle. Je ne peux que vous conseiller de la garder près de vous, il serait même contre-productif de vous éloigner l'une de l'autre. Trop d'amour n'a jamais nuit à personne.

Je pensais exactement le contraire.

En les raccompagnant jusqu'à la porte, Manon a tenu à me faire un gros baiser humide et sonore sur chaque joue en rajoutant, faussement innocente et bêtifiante :
- Maman, le docteur a été très gentil, il m'a redit plusieurs fois que j'étais belle.
En rougissant un peu elle a enfoncé le clou, achevant de noircir mon image et me démolissant préventivement au regard de sa mère :
- Et il m'a dit que coucher la première fois avec quelqu'un ayant de l'expérience ne faisait pas mal.
Elle savait déjà verrouiller les situations et perverse elle en jouissait, le message était clair ! Je plains son futur mari.
Si les yeux de la mère avaient été des pistolets ma veste aurait ressemblé à une passoire !

De retour vers mon cabinet, ma tête réfléchie dans le grand miroir ancien me parut être une allégorie de la lâcheté, une grosse envie de vomir a tutoyé mes lèvres.

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La nuit suivante une mauvaise idée m'est venue. Le confrère qui m'a adressé les deux femmes a sans doute été l'objet du même chantage de la part de la gamine sinon il n'aurait pas écrit dans sa lettre que j'ai relue plusieurs fois : elle prétend avoir subi une agression sexuelle. Il a voulu me "refiler le bébé" pour ne pas avoir à décider, maintenant il dort du sommeil du juste… lui.

  Primum non nocere, premièrement ne pas nuire ? L'Enfoiré !

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Quelques semaines plus tard la justice me confia une expertise psychiatrique concernant un pédophile.
 Un nommé Julien.

Que fallait-il faire ?
- " Remettre en cause la version du viol de Manon, au moins émettre quelques doutes ou brosser un tableau plutôt flatteur de l’accusé ", dites-vous ?
Non, c'est bien trop dangereux, on voit bien que vous ne risquez pas votre réputation et le confort de votre vie future.

Certains de mes confrères évoquent souvent une irresponsabilité pénale pour les pédophiles, pas moi, j'ai toujours été impitoyable avec eux ! Le juge s'attend sans doute à ce que mes conclusions soient sanglantes pour le prévenu, je ne peux pas le décevoir !


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La plaque en laiton de mon cabinet porte cette mention : X X…, psychiatre libéral et expert près des tribunaux… on pourrait rajouter : roi des salauds !

Il va maintenant falloir que je vive avec ça !

Sincèrement qu’auriez-vous fait à ma place ?


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Histoire extraite du livre :




site web serge.boudoux.fr 

la semaine prochaine : @lucifer.com

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