mercredi 25 septembre 2019

Une petite histoire tendre pour changer ?





Et que mon ami Pierre...






 Marseille 7 juin 2019, 16h30.

Les pensionnaires de notre maison de retraite cossue et médicalisée somnolaient en attendant le repas du soir, certains assis et affalés sur une chaise ou un canapé, d’autres calés dans leur fauteuil roulant.

Les familles insistaient pourtant pour qu’ils soient couchés dans leur lit pendant la sieste mais les aides-soignantes connaissent un secret que les jeunes bien-portants ignorent et qu’elles essaient inlassablement de leur expliquer :
- Les anciens croient que la faucheuse frappe sournoisement les vieux dans leur sommeil quand ils sont seuls mais n’ose pas s’approcher d’eux lorsqu'ils sont en groupe. C’est pourquoi, craignant cette solitude synonyme de mort annoncée, ils préfèrent ne pas se reposer isolés dans leur lit même si le fait de dormir assis est bien moins confortable pour leurs vieux os.
 Une autre explication moins poétique étant que cela faisait beaucoup de travail de coucher tout ce beau monde pour le relever dans deux heures.

Parmi la centaine de résidents j’avais mes chouchous, un couple de nonagénaires adorables en relative bonne santé physique. Ils semblaient s’adorer et dormaient encore ensemble. Le mari, Jean, toujours aux petits soins pour son épouse Marie qui adorait les sucreries, se privait de dessert pour elle, chapardait aussi parfois un petit-suisse ou un yaourt aux fruits qu’il cachait dans son armoire et lui donnait à manger secrètement dans la nuit.
Je l’avais surpris un soir et lui avais fait un clin d’œil de complicité. Il me rappelait les mâles pingouins offrant un joli caillou à sa belle pour la séduire.

 Malheureusement la belle en question présentait depuis quelques mois tous les signes d’un début de maladie d’Alzheimer. Les enfants furent prévenus, ils demandèrent à ce que leurs parents restent ensemble le plus longtemps possible, ce qui me parut être une décision pleine d’humanité et le meilleur traitement efficace à court terme.

 Marie ne manifestait heureusement aucune agressivité comme il est fréquent chez les gens atteints de cette abomination, mais sa conscience devenait de plus en plus parcellaire. Elle ne reconnut bientôt plus personne, ses yeux bleus se vidaient peu à peu de toute expression d’intelligence humaine. Lorsque je m’approchais elle me disait : « qui êtes-vous Madame ? » mais tentait de dénuder ses épaules pour accueillir mes mains. L’esprit ne reconnaissait pas la kinésithérapeute que je suis mais le corps se souvenait du bonheur que procuraient mes massages.

Un jour terrible pour Jean fut celui où elle lui dit : Qui êtes-vous Monsieur ? et refusa de l’accueillir dans son lit.  Le pauvre vieux Jean était anéanti, je croyais qu’il avait atteint là le sommet du désespoir mais je me trompais.

Quelques semaines plus tard, un homme de 85 ans bien fatigué fut admis dans notre établissement, il arriva un soir en ambulance. Il se prénommait Pierre.

Le lendemain par le plus grand des hasards, nous nous retrouvâmes tous les quatre dans l’ascenseur qui descendait au restaurant. Jean serrait Marie très fort contre lui, regardant obstinément la porte et refusant de croiser le regard de Pierre qui fixait étrangement le couple quand soudain les yeux de Marie redevinrent humains et se remplir de larmes :
- Pierre c’est toi ? Comme tu as vieilli mais tu es toujours très beau ! Tu es venu me chercher ? Mon dieu que je suis heureuse, Jean est gentil avec moi mais je ne l’aime pas vraiment, tu es le seul homme que j’aie vraiment aimé mais je te l’ai déjà dit, je n’aurai jamais le courage de tout plaquer pour toi, je ne peux pas partir j’ai des enfants, ils sont bien petits et ont encore besoin de moi. Tu me comprends, tu me pardonnes ?

Quelques secondes plus tard les beaux yeux bleus redevinrent vides et Marie demanda à Pierre : « qui êtes-vous Monsieur ? » Il devint écarlate, Jean était pâle comme un mort.
En sortant de l’ascenseur nous étions tous en larmes.

Pierre demanda son transfert dans un autre établissement. Personne à part Jean et moi ne comprit la raison de son départ précipité, ce fut notre secret jusqu’à ce qu’il meure d’une rupture d’anévrisme deux mois plus tard. Pressentant sans doute sa fin prochaine trois jours plus tôt il m’avait fait promettre de m’occuper de Marie :
- Quand je ne serai plus là prenez garde à ce qu’elle ne prenne pas froid, elle est fragile et craint les courants d’air.
J’appris que Pierre était décédé d’un infarctus peu après.

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 Toute mémoire immédiate ou lointaine avait disparu du cerveau de Marie, sauf les paroles d’une comptine d’enfant. Chaque jour elle me demandait « qui êtes-vous Madame ? » puis me chantait « A la claire fontaine ».
Étrangement elle se souvenait parfaitement des paroles de cette chanson, je crois que c'était son seul souvenir de sa vie passée.


Tout en faisant les soins je chantais avec elle le refrain : il y a longtemps que je t’aime, jamais je ne t’oublierai.
Arrivée au moment où les paroles disent :

J'ai perdu mon amant sans l'avoir mérité
                                  Pour un bouquet de roses que je lui refusais                                
 Je voudrais que la rose soit encore au rosier
Et que mon ami Pierre fût encore à m'aimer

Elle répétait sans fin « et que mon ami Pierre fût encore à m’aimer », ses yeux se remplissaient de larmes, elle se blottissait contre moi, je caressai doucement ses cheveux.

Elle s’est éteinte comme une bougie le jour de Noël 2018.
S’il y a un Au-delà, a-t-elle rejoint Jean le gentil mari dévoué ou Pierre l’amant bien-aimé ? Peut-être est-elle avec les deux, qui sait ? En amour pourquoi faut-il toujours choisir ?



Question idiote, aimer c'est choisir ....



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