mercredi 10 juillet 2019

Monstres ordinaires : Histoire n° 5



Les idéologies en " isme " :


Le diable en rit encore...mais dégoûté  il rit jaune




Massieu (Ain) 1980.

Âgé de 32 ans je vends des maisons individuelles et les affaires marchent très bien.            
 A cette époque, les commerciaux payés à la commission travaillaient tous les jours surtout le dimanche et les jours fériés. Les trente - cinq heures, dont heureusement personne ne parlait, nous auraient paru être une fâcheuse utopie, castratrice de nos revenus confortables mais aléatoires car dus uniquement à nos mérites et nos résultats.
   Dimanche 11 mai, un couple de retraités entre dans mon pavillon exposition. La femme, sans grand attrait si ce n'est un doux regard qui pétille, tient par la main un grand gaillard au visage marqué et très ridé surmonté d'une tignasse fournie et neigeuse. Une vilaine cicatrice barre son arcade sourcilière gauche.
Nous avons rapidement sympathisé et au terme d'une recherche rapide mais efficace j'ai trouvé le terrain idéal pour eux sur lequel nous construirons la petite maison de leurs rêves.
Élaboration et modification des plans, demande de permis de construire, montage du dossier financier, les rendez-vous se succèdent, des liens se créent entre nous. Nous finissons par nous appeler par nos prénoms, sans toutefois aller jusqu'au tutoiement. Le mari se prénomme André, l'épouse Monique.
André a parfois un comportement bizarre, à certains moments, sans raison apparente il tremble et gémit en rentrant la tête entre ses larges épaules comme un enfant qui craindrait un père brutal, sa femme prend alors gentiment sa main entre les siennes et lui dit :
- Tout va bien André, je suis là.
Il serre son grand corps contre elle, quêtant manifestement une sécurité et la douce chaleur de sa tendre épouse, puis il se calme et nous reprenons nos discussions.
Sans comprendre l'origine de son désarroi, attendri devant une telle manifestation d'amour réciproque j'attends silencieusement et affectueusement la fin de la crise en feignant de ne rien voir et de ranger des papiers. Comment ne pas être admiratif devant ces couples qui savent vieillir ensemble en s'acceptant et se soutenant dans le pire après avoir profité du meilleur ?
J'arrive un jour chez eux avec un peu d'avance à un rendez-vous. Monique est seule, me servant un café et guettant mes réactions du coin de l'œil elle dit :
- Vous êtes surpris me semble-t-il de certains comportements de mon mari ?
- Oui, j'avoue.
- J'apprécie votre patience et votre discrétion, alors si vous le voulez je vais vous raconter ce qui lui est arrivé et l'a perturbé à un tel point.
- Je ne voudrais pas être importun.
- C'est moi qui vous le propose, cela me fera du bien, personne n'est au courant de cette histoire qui me pèse.
Voilà : en 1944 il avait 18 ans, étant d'origine juive il fut arrêté et déporté à Auschwitz. Comme il était jeune et fort il eut la " chance " d'être affecté à un des Sonderkommandos ou Arbeitsjuden qui étaient des unités de travail dans les camps d'extermination, composées de prisonniers,  juifs dans leur très grande majorité.
 Forcés de participer au processus de la solution finale ils sortaient les corps des chambres à gaz, rasaient les cheveux des femmes, extrayaient les dents en or des bouches des cadavres avant de les brûler dans les fours crématoires.
Les Arbeitsjuden étaient régulièrement exécutés, ayant vu beaucoup trop de choses ils devaient absolument être éliminés. Lors de l'avancée de l'armée rouge il fut un des rares qui, profitant de la panique des SS, arriva à se glisser dans les rangs des prisonniers " normaux ".
Auschwitz étant en Pologne les détenus furent évacués vers l'Allemagne pour travailler comme esclaves. Ils marchèrent d’abord 70 kms, souvent  pieds nus dans la neige par un froid glacial, je crois qu'on appela leur calvaire " les marches de la mort ".
Ils furent ensuite emmenés en camions en direction du camp de Bergen-Belsen sans nourriture et sans eau. Après deux jours d'avance incertaine entrecoupée d’arrêts interminables ils furent autorisés à sortir des camions quelques minutes, alignés avec interdiction de bouger.
Affamés et surtout assoiffés, certains dont André se jetèrent au sol pour avaler de la neige et quelques touffes d'herbe.
En représailles de leur désobéissance le gardien SS tira une balle dans la tête de chaque prisonnier sorti de l'alignement. Quand il posa le canon de son revolver sur la tempe d'André et appuya sur la gâchette, rien ne se passa, l'arme était vide. Le SS lui asséna un coup de crosse qui lui ouvrit l'arcade sourcilière et fit remonter tout le monde dans le camion.
Je vous épargne la suite, vous ne me croiriez pas. Que des hommes puissent être à ce point inhumains, le diable en rit encore…jaune, malade de jalousie, conscient d'être un petit joueur ! Doté d'une vitalité exceptionnelle André a survécu à tout, apparemment intact physiquement mais démoli psychiquement.
En rougissant un peu elle a poursuivi :
- Il a trop souffert, complètement bloqué il n'est plus tout à fait un homme vous me comprenez ? mais je l'aime comme il est. Presque chaque nuit depuis près de quarante ans il se réveille en hurlant, je suis la seule à pouvoir le rassurer. Parfois dans la journée ses angoisses surgissent, alors je lui prends la main et il se serre contre moi. Je suis tout pour lui je crois, sa femme, son amie, sa mère, son refuge, moi je le câline comme le bébé que je n'ai pas eu…

 André est arrivé, a posé une baguette de pain sur la table, s'est assis à côté de sa Monique héroïque, aimante, fidèle et dévouée. Ils ont regardé et signé les calques des plans de leur futur nid douillet où ils pourraient se reposer enfin, loin de la méchanceté des hommes.
J'avais les larmes aux yeux.


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1984
 Par suite d'un concours de circonstances (remporté haut la main) je me suis retrouvé actionnaire d'une société anonyme et associé avec un sexagénaire très distingué. Par une coïncidence extraordinaire il se prénommait également André.
Nous nous entendions à merveille mais un détail dans son comportement me paraissait curieux, à certains moments il fuyait ostensiblement mon regard et fixait obstinément la pointe de ses chaussures.
Très impressionné par son élégance, sa classe naturelle, son expérience de la vie et un air de mystère flottant autour de lui je n'osais l'interroger sur la signification de cette bizarrerie et puis un jour, le connaissant mieux, la curiosité fut la plus forte. Avec moultes précautions oratoires, en le priant de m'excuser de mon outrecuidance je lui demandai l'autorisation de poser une question indiscrète, vous savez laquelle.
L'autorisation fut accordée.
Voici sa réponse :
- En octobre 1944, j'avais 17 ans, je fus arrêté à Lyon par la police française pour des faits de résistance, remis à la Gestapo, torturé puis déporté vers le camp de Buchenwald.
 En février 1945 je fus transféré dans les souterrains de Dora pour travailler à la construction des V2.
Vous avez entendu parler de l'enfer de Dante ? Dora était le tout dernier cercle de l'enfer, l'espérance moyenne de vie ici ne dépassait pas six mois, même Satan n'aurait pas osé se comporter comme les nazis l'ont fait.
Pour répondre à votre interrogation, comme pour eux nous n'étions pas des hommes il nous était rigoureusement interdit de croiser le regard d'un SS sous peine de la plus abominable mise à mort immédiate, souvent à coups de pelle. Nous ne pouvions marcher que les yeux baissés. A la libération du camp en avril 1945 je pesais moins de 40 kg. Près de 40 ans plus tard j'ai toujours le réflexe de baisser les yeux en certaines circonstances. Je n'avais jamais raconté cette atrocité à personne, on ne m'aurait pas cru, aujourd'hui certains salopards nient même le fait qu'une telle horreur ait pu exister.
Il s'est redressé, m'a regardé droit dans les yeux, son regard était insoutenable, j'ai baissé la tête et regardé mes chaussures.
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Plus tard j'ai fait des investigations complémentaires sur cette période et découvert l'inimaginable.
 Le nazisme fut l'aberration la plus inhumaine de tous les temps, le diable en rit encore comme disait Monique.
  J'ai alors cherché à comprendre pourquoi et comment des hommes avaient pu traiter d'autres hommes comme ils n'auraient pas traité leurs animaux et j'ai découvert ce qui suit :
 Au 20e siècle fleurirent nombre d'idéologies se terminant par " isme "
 Nationalisme, Fascisme, Nazisme, Racisme, Communisme, Marxisme teinté ou non de Léninisme, Stalinisme, Franquisme, Maoïsme, Castrisme, Socialisme, Islamisme, Salafisme, Wahhabisme, Totalitarismes religieux ou non, Impérialismes, Eugénisme etc… que les "ismes" oubliés me pardonnent.
Résultat : des souffrances abominables, et 100 millions de morts …
Toutes ces idéologies en "isme" ont, me semble-t-il, un point commun en ce qui concerne leur fonctionnement.
Les chefs de guerre envoyant sciemment leurs soldats au massacre dans la boue sous la mitraille, les gardiens des camps nazis, ceux des goulags soviétiques, les Einsatzgruppen allemands (commandos de la mort SS  assassinant les civils et les juifs  après les combats ), les médecins nazis pratiquant leurs expériences abominables sur des humains ( elles étaient interdites sur les animaux), les juges des procès staliniens, les exécuteurs de la révolution culturelle chinoise admirateurs de Mao, les Khmers rouges aux ordres du frère n°1 Pol Pot "génocidant" la moitié de la population cambodgienne pour créer l'homme nouveau, tous ces bourreaux diaboliques et ceux que j'oublie ou ne connais pas n'étaient généralement pas des  brutes épaisses à part quelques sadiques ordinaires.
C'étaient souvent des gens sensibles et cultivés.  Les officiers SS possédaient généralement un bagage intellectuel impressionnant, mélomanes, lecteurs de Goethe et des fameux philosophes allemands. D'autres grands criminels de masse avaient fait leurs " humanités " en France, en Suisse, ou en Amérique.
Alors, me direz-vous comment expliquer cette abomination ?
J'ai peut-être une explication.
- Sur la forme : les initiateurs de ces atrocités mettent toujours en place une "chaîne d'irresponsabilité personnelle" utilisée par toute tyrannie soucieuse du confort moral de ses exécutants. Chacun des maillons de cette chaîne se sent responsable uniquement de sa petite part de monstruosité, jamais de la totalité des horreurs commises. Celui qui arrête les gens les transmet à un anonyme qui se borne à conduire un train, comment se sentiraient-ils responsables de ce qui se passe en finalité ?
- Sur le fond permettez-moi d'oser une hypothèse :
Dans la nature l'espèce est tout, l'individu n'est rien.
Chez les humains c'est ou ce devrait être radicalement différent. Ce qui permit à l'homme de transcender son animalité et fit la grandeur de notre race est là : chaque individu est sacré, il renferme en lui toute l'humanité, aboutissement de milliards et demie d'années d'évolution de la matière et de l'esprit il est la chose la plus précieuse de notre univers. (J'utilise sciemment le mot chose qui signifie : réalité concrète ou abstraite perçue ou concevable comme un sujet unique.)
Suite à une étrange perversion intellectuelle et dogmatique tous les totalitarismes reviennent aux sources animales et inversent le sens du sacré.
Je le répète, le peuple, dieu, le parti, la "race", l'idéologie ou la foi sont tout, l'individu n'est rien. Le déviant malgré lui à l’idéologie majoritaire à la mode est l'ennemi du Peuple, de Dieu, du Parti, entités fourre-tout prétextes à toutes les ignominies. Celui qui est différent par sa naissance, sa nationalité, sa classe sociale, ses croyances, sa religion, son athéisme, sa sexualité, devient un parasite qu'il faut éliminer comme un non-homme alors que c'est justement sa particularité qui fait de lui un être humain porteur de tous les espoirs d'évolution. Sa capacité de s'extraire de la masse et de douter des certitudes toutes faites étant pour moi le plus haut niveau de civilisation.
Sans doute les grands esprits se moqueront -ils de ma psychologie de comptoir ou de café du commerce mais la tentative de compréhension est aussi respectable autour d'une table que sur les bancs de l'Académie ou à la Sorbonne. Dans ces lieux prestigieux on ne rencontre pas tous les jours des "André " entendant chaque nuit le claquement du percuteur d'une arme vide contre son front ou revenant de l'enfer en baissant les yeux comme un sous-homme.

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Un autre fait m'est revenu en mémoire, ces deux personnes que j'ai eu le privilège de côtoyer ne pouvaient et ne voulaient pas parler de leur calvaire, ils savaient qu'on ne les croirait pas. Ils avaient malheureusement raison en partie.
 Aujourd'hui certains individus ont fait de la négation de cette horreur ou de l'affirmation qu'il ne s'agissait que d'un point de détail leur fonds de commerce.
 Pauvres types méprisables ayant besoin de nier la douleur des autres pour exister.
 Ils nomment leur honteuse idéologie le révisionnisme, les gens normaux appellent ça le négationnisme.
Inconsistants comme l'écume des vagues se brisant sur les écueils de la vérité ils passeront, disparaîtront sans laisser de traces … et les violons de l'automne ne sangloteront pas longuement pour eux.

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 Celui qui ne se souvient pas de l'histoire est condamné à la revivre.
 On voudrait que cela ne recommence jamais, malheureusement cela a déjà recommencé et ne finira jamais.
 " Le 21ème siècle sera religieux ou ne sera pas " prophétisait Malraux qui ne manquait jamais une occasion de se prendre pour un grand intellectuel.
 Il ne risquait pas de se tromper. Le 21ème siècle est bien là, avec lui comme toujours les religions, les idéologies en isme sont présentes et servent de prétextes à toutes les saloperies.
 Déjà (en attendant pire) l'Islamisme meurtrier, monstruosité devenue ordinaire, parcourt nos rues couteau de cuisine à la main.
Bien sûr tous les "ismes" ne sont pas à mettre dans le même panier.
Le patriotisme, amour de sa patrie n'a rien de commun avec le nationalisme, méfiance voire haine envers les patries étrangères.
 Les monothéismes :  christianisme, islamisme éclairé, judaïsme, porteurs originellement d'un message d'amour universel ont malheureusement rapidement été trahis par tous les fanatismes.
De la lumière aux ténèbres il n'y a qu'un pas que les fondamentalismes enragés ont rapidement franchi : Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en va !

Aussi lorsque l'on me propose d'adhérer à un groupe, un parti, une religion, une idéologie dont le nom se termine par " isme ", je fuis sans me retourner de peur d'être contaminé par toutes ces monstruosités. L'inhumanité s'attrape comme la grippe !
Les prochains grands hommes : Führer, Petit père des peuples, Roi de droit divin,  Duce, Caudillo, Généralissime,  Maréchal nous voilà, Empereur, Prophète, Calife, Gourou, Génie des Carpates, Frère n°1, Kaiser, Chef suprême, Président à vie,  Ayatollah, Révérend, Fakir, Antéchrist, Archimandrite, Dalaï Lama, Pape, Deus ex machina, Sauveur de l'humanité pécheresse ou autres immenses personnages indispensables se passeront de moi, je n'ai aucune envie de sacrifier ma petite et si courte vie pour leur plus grande gloire, mon insignifiance me convient très bien.

Le jour du Quatorze juillet
je reste dans mon lit douillet
la musique qui marche au pas
cela ne me regarde pas 
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Cette histoire est extraite du livre vendu sur Amazon :





site web     http://serge.boudoux.fr 



Une autre histoire la semaine prochaine ? Rendez-vous ici même !


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1 commentaire:

Unknown a dit…

Poignant et tellement vrai
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