Les idéologies en " isme " :
Le diable en rit encore...mais dégoûté il rit jaune
Massieu
(Ain) 1980.
Âgé
de 32 ans je vends des maisons individuelles et les affaires marchent très
bien.
A cette époque, les commerciaux payés à la
commission travaillaient tous les jours surtout le dimanche et les jours
fériés. Les trente - cinq heures, dont
heureusement personne ne parlait, nous auraient paru être une fâcheuse utopie,
castratrice de nos revenus confortables mais aléatoires car dus uniquement à
nos mérites et nos résultats.
Dimanche 11 mai, un couple de retraités entre
dans mon pavillon exposition. La femme, sans grand attrait si ce n'est un doux
regard qui pétille, tient par la main un grand gaillard au visage marqué et
très ridé surmonté d'une tignasse fournie et neigeuse. Une vilaine cicatrice
barre son arcade sourcilière gauche.
Nous
avons rapidement sympathisé et au terme d'une recherche rapide mais efficace
j'ai trouvé le terrain idéal pour eux sur lequel nous construirons la petite
maison de leurs rêves.
Élaboration
et modification des plans, demande de permis de construire, montage du dossier
financier, les rendez-vous se succèdent, des liens se créent entre nous. Nous
finissons par nous appeler par nos prénoms, sans toutefois aller jusqu'au
tutoiement. Le mari se prénomme André, l'épouse Monique.
André
a parfois un comportement bizarre, à certains moments, sans raison apparente il
tremble et gémit en rentrant la tête entre ses larges épaules comme un enfant
qui craindrait un père brutal, sa femme prend alors gentiment sa main entre les
siennes et lui dit :
-
Tout va bien André, je suis là.
Il
serre son grand corps contre elle, quêtant manifestement une sécurité et la
douce chaleur de sa tendre épouse, puis il se calme et nous reprenons nos
discussions.
Sans
comprendre l'origine de son désarroi, attendri devant une telle manifestation
d'amour réciproque j'attends silencieusement et affectueusement la fin de la
crise en feignant de ne rien voir et de ranger des papiers. Comment ne pas être
admiratif devant ces couples qui savent vieillir ensemble en s'acceptant et se
soutenant dans le pire après avoir profité du meilleur ?
J'arrive
un jour chez eux avec un peu d'avance à un rendez-vous. Monique est seule, me
servant un café et guettant mes réactions du coin de l'œil elle dit :
-
Vous êtes surpris me semble-t-il de certains comportements de mon mari ?
-
Oui, j'avoue.
-
J'apprécie votre patience et votre discrétion, alors si vous le voulez je vais
vous raconter ce qui lui est arrivé et l'a perturbé à un tel point.
-
Je ne voudrais pas être importun.
-
C'est moi qui vous le propose, cela me fera du bien, personne n'est au courant
de cette histoire qui me pèse.
Voilà
: en 1944 il avait 18 ans, étant d'origine juive il fut arrêté et déporté à
Auschwitz. Comme il était jeune et fort il eut la " chance " d'être
affecté à un des Sonderkommandos ou Arbeitsjuden qui étaient des unités de
travail dans les camps d'extermination, composées de
prisonniers, juifs dans leur très grande
majorité.
Forcés de participer au processus de la solution finale ils sortaient les corps des chambres à gaz, rasaient
les cheveux des femmes, extrayaient les dents en or des bouches des cadavres
avant de les brûler dans les fours crématoires.
Les
Arbeitsjuden étaient régulièrement exécutés, ayant vu beaucoup trop de
choses ils devaient absolument être éliminés. Lors de l'avancée de l'armée
rouge il fut un des rares qui, profitant de la panique des SS, arriva à se
glisser dans les rangs des prisonniers " normaux ".
Auschwitz
étant en Pologne les détenus furent évacués vers l'Allemagne pour travailler
comme esclaves. Ils marchèrent d’abord 70 kms, souvent pieds nus dans la neige par un froid
glacial, je crois qu'on appela leur calvaire " les marches de la mort
".
Ils furent ensuite emmenés en camions en direction du
camp de Bergen-Belsen sans nourriture
et sans eau. Après deux jours d'avance incertaine entrecoupée d’arrêts
interminables ils furent autorisés à sortir des camions quelques minutes,
alignés avec interdiction de bouger.
Affamés et surtout assoiffés, certains dont André se
jetèrent au sol pour avaler de la neige et quelques touffes d'herbe.
En
représailles de leur désobéissance le gardien SS tira une balle dans la tête de
chaque prisonnier sorti de l'alignement. Quand il posa le canon de son revolver
sur la tempe d'André et appuya sur la gâchette, rien ne se passa, l'arme était
vide. Le SS lui asséna un coup de crosse qui lui ouvrit l'arcade sourcilière et
fit remonter tout le monde dans le camion.
Je
vous épargne la suite, vous ne me croiriez pas. Que des hommes puissent être à
ce point inhumains, le diable en rit encore…jaune, malade de jalousie,
conscient d'être un petit joueur ! Doté d'une vitalité exceptionnelle André a
survécu à tout, apparemment intact physiquement mais démoli psychiquement.
En
rougissant un peu elle a poursuivi :
-
Il a trop souffert, complètement bloqué il n'est plus tout à fait un homme vous
me comprenez ? mais je l'aime comme il est. Presque chaque nuit depuis
près de quarante ans il se réveille en hurlant, je suis la seule à pouvoir le
rassurer. Parfois dans la journée ses angoisses surgissent, alors je lui prends
la main et il se serre contre moi. Je suis tout pour lui je crois, sa femme,
son amie, sa mère, son refuge, moi je le câline comme le bébé que je n'ai pas
eu…
André est arrivé, a posé une baguette de pain
sur la table, s'est assis à côté de sa Monique héroïque, aimante, fidèle et
dévouée. Ils ont regardé et signé les calques des plans de leur futur nid
douillet où ils pourraient se reposer enfin, loin de la méchanceté des hommes.
J'avais
les larmes aux yeux.
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1984
Par suite d'un concours de circonstances (remporté haut la main) je me suis retrouvé actionnaire d'une société anonyme et
associé avec un sexagénaire très distingué. Par une coïncidence extraordinaire
il se prénommait également André.
Nous
nous entendions à merveille mais un détail dans son comportement me paraissait
curieux, à certains moments il fuyait ostensiblement mon regard et fixait
obstinément la pointe de ses chaussures.
Très
impressionné par son élégance, sa classe naturelle, son expérience de la vie et
un air de mystère flottant autour de lui je n'osais l'interroger sur la signification
de cette bizarrerie et puis un jour, le connaissant mieux, la curiosité fut la
plus forte. Avec moultes précautions oratoires, en le priant de m'excuser de
mon outrecuidance je lui demandai l'autorisation de poser une question
indiscrète, vous savez laquelle.
L'autorisation
fut accordée.
Voici
sa réponse :
-
En octobre 1944, j'avais 17 ans, je fus arrêté à Lyon par la police française
pour des faits de résistance, remis à la Gestapo, torturé puis déporté vers le
camp de Buchenwald.
En février 1945 je fus transféré dans les
souterrains de Dora pour travailler à la construction des V2.
Vous
avez entendu parler de l'enfer de Dante ? Dora était le tout dernier cercle de
l'enfer, l'espérance moyenne de vie ici ne dépassait pas six mois, même Satan
n'aurait pas osé se comporter comme les nazis l'ont fait.
Pour
répondre à votre interrogation, comme pour eux nous n'étions pas des hommes il
nous était rigoureusement interdit de croiser le regard d'un SS sous peine de
la plus abominable mise à mort immédiate, souvent à coups de pelle. Nous ne
pouvions marcher que les yeux baissés. A la libération du camp en
avril 1945 je pesais moins de 40 kg. Près de 40 ans plus tard j'ai toujours le
réflexe de baisser les yeux en certaines circonstances. Je n'avais jamais
raconté cette atrocité à personne, on ne m'aurait pas cru, aujourd'hui certains
salopards nient même le fait qu'une telle horreur ait pu exister.
Il
s'est redressé, m'a regardé droit dans les yeux, son regard était insoutenable,
j'ai baissé la tête et regardé mes chaussures.
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Plus
tard j'ai fait des investigations complémentaires sur cette période et découvert
l'inimaginable.
Le nazisme fut l'aberration la plus inhumaine
de tous les temps, le diable en rit
encore comme disait Monique.
J'ai alors cherché à comprendre pourquoi et
comment des hommes avaient pu traiter d'autres hommes comme ils n'auraient pas
traité leurs animaux et j'ai découvert ce qui suit :
Au 20e siècle fleurirent nombre d'idéologies
se terminant par " isme "
Nationalisme, Fascisme, Nazisme, Racisme,
Communisme, Marxisme teinté ou non de Léninisme, Stalinisme, Franquisme,
Maoïsme, Castrisme, Socialisme, Islamisme, Salafisme, Wahhabisme,
Totalitarismes religieux ou non, Impérialismes, Eugénisme etc… que les "ismes"
oubliés me pardonnent.
Résultat
: des souffrances abominables, et 100 millions de morts …
Toutes
ces idéologies en "isme" ont, me semble-t-il, un point commun en ce
qui concerne leur fonctionnement.
Les
chefs de guerre envoyant sciemment leurs soldats au massacre dans la boue sous
la mitraille, les gardiens des camps nazis, ceux des goulags soviétiques, les Einsatzgruppen allemands (commandos de la mort SS assassinant les civils et les juifs après les combats ), les médecins nazis
pratiquant leurs expériences abominables sur des humains ( elles étaient
interdites sur les animaux), les juges des procès staliniens, les exécuteurs de
la révolution culturelle chinoise admirateurs de Mao, les Khmers rouges aux
ordres du frère n°1 Pol Pot "génocidant" la moitié de la population
cambodgienne pour créer l'homme nouveau, tous ces bourreaux diaboliques et ceux
que j'oublie ou ne connais pas n'étaient généralement pas des brutes épaisses à part quelques sadiques
ordinaires.
C'étaient
souvent des gens sensibles et cultivés.
Les officiers SS possédaient généralement un bagage intellectuel
impressionnant, mélomanes, lecteurs de Goethe et des fameux philosophes
allemands. D'autres grands criminels de masse avaient fait leurs "
humanités " en France, en Suisse, ou en Amérique.
Alors,
me direz-vous comment expliquer cette abomination ?
J'ai
peut-être une explication.
-
Sur la forme : les initiateurs de ces atrocités mettent toujours en place une
"chaîne d'irresponsabilité personnelle" utilisée par toute tyrannie
soucieuse du confort moral de ses exécutants. Chacun des maillons de cette
chaîne se sent responsable uniquement de sa petite part de monstruosité, jamais
de la totalité des horreurs commises. Celui qui arrête les gens les transmet à
un anonyme qui se borne à conduire un train, comment se sentiraient-ils
responsables de ce qui se passe en finalité ?
-
Sur le fond permettez-moi d'oser une hypothèse :
Dans
la nature l'espèce est tout, l'individu
n'est rien.
Chez
les humains c'est ou ce devrait être radicalement différent. Ce qui permit à
l'homme de transcender son animalité et fit la grandeur de notre race est là :
chaque individu est sacré, il renferme en lui toute l'humanité, aboutissement
de milliards et demie d'années d'évolution de la matière et de l'esprit il est la chose la plus précieuse de notre
univers. (J'utilise sciemment le mot chose
qui signifie : réalité concrète ou abstraite
perçue ou concevable comme un sujet unique.)
Suite
à une étrange perversion intellectuelle et dogmatique tous les totalitarismes
reviennent aux sources animales et inversent le sens du sacré.
Je
le répète, le peuple, dieu, le parti, la "race", l'idéologie ou la
foi sont tout, l'individu n'est rien. Le déviant malgré lui à l’idéologie
majoritaire à la mode est l'ennemi du Peuple, de Dieu, du Parti, entités
fourre-tout prétextes à toutes les ignominies. Celui qui est différent par sa
naissance, sa nationalité, sa classe sociale, ses croyances, sa religion, son
athéisme, sa sexualité, devient un parasite qu'il faut éliminer comme un
non-homme alors que c'est justement sa particularité qui fait de lui un être
humain porteur de tous les espoirs d'évolution. Sa capacité de s'extraire de la
masse et de douter des certitudes toutes faites étant pour moi le plus haut
niveau de civilisation.
Sans
doute les grands esprits se moqueront -ils de ma psychologie de comptoir ou de
café du commerce mais la tentative de compréhension est aussi respectable
autour d'une table que sur les bancs de l'Académie ou à la Sorbonne. Dans ces
lieux prestigieux on ne rencontre pas tous les jours des "André "
entendant chaque nuit le claquement du percuteur d'une arme vide contre son
front ou revenant de l'enfer en baissant les yeux comme un sous-homme.
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Un
autre fait m'est revenu en mémoire, ces deux personnes que j'ai eu le privilège
de côtoyer ne pouvaient et ne voulaient pas parler de leur calvaire, ils
savaient qu'on ne les croirait pas. Ils avaient malheureusement raison en
partie.
Aujourd'hui certains individus ont fait de la
négation de cette horreur ou de l'affirmation qu'il ne s'agissait que d'un
point de détail leur fonds de commerce.
Pauvres types méprisables ayant besoin de nier
la douleur des autres pour exister.
Ils nomment leur honteuse idéologie le révisionnisme, les gens normaux appellent ça le négationnisme.
Inconsistants
comme l'écume des vagues se brisant sur les écueils de la vérité ils passeront,
disparaîtront sans laisser de traces … et les violons de l'automne ne
sangloteront pas longuement pour eux.
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Celui qui ne se souvient pas de l'histoire est
condamné à la revivre.
On
voudrait que cela ne recommence jamais, malheureusement cela a déjà recommencé et ne finira jamais.
" Le
21ème siècle sera religieux ou ne
sera pas " prophétisait Malraux qui ne manquait jamais une occasion de se
prendre pour un grand intellectuel.
Il ne risquait pas de se tromper. Le 21ème
siècle est bien là, avec lui comme toujours les religions, les idéologies en isme sont présentes et servent de
prétextes à toutes les saloperies.
Déjà (en attendant pire) l'Islamisme meurtrier, monstruosité devenue
ordinaire, parcourt nos rues couteau de cuisine à la main.
Bien sûr tous les
"ismes" ne sont pas à
mettre dans le même panier.
Le
patriotisme, amour de sa patrie n'a
rien de commun avec le nationalisme,
méfiance voire haine envers les patries étrangères.
Les monothéismes
: christianisme, islamisme éclairé,
judaïsme, porteurs originellement
d'un message d'amour universel ont malheureusement rapidement été trahis par
tous les fanatismes.
De
la lumière aux ténèbres il n'y a qu'un pas que les fondamentalismes enragés ont rapidement franchi : Comme la nuit se fait lorsque le jour s'en
va !
Aussi
lorsque l'on me propose d'adhérer à un groupe, un parti, une religion, une
idéologie dont le nom se termine par " isme ", je fuis sans me
retourner de peur d'être contaminé par toutes ces monstruosités. L'inhumanité
s'attrape comme la grippe !
Les
prochains grands hommes : Führer, Petit père des peuples, Roi de droit
divin, Duce, Caudillo, Généralissime, Maréchal nous voilà, Empereur, Prophète,
Calife, Gourou, Génie des Carpates, Frère n°1, Kaiser, Chef suprême, Président
à vie, Ayatollah, Révérend, Fakir,
Antéchrist, Archimandrite, Dalaï Lama, Pape, Deus ex machina, Sauveur de l'humanité pécheresse ou autres
immenses personnages indispensables se passeront de moi, je n'ai aucune envie
de sacrifier ma petite et si courte vie pour leur plus grande gloire, mon
insignifiance me convient très bien.
Le jour du Quatorze juillet
je reste dans mon lit douillet
la musique qui marche au pas
cela ne me regarde pas
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site web http://serge.boudoux.fr
Une autre histoire la semaine prochaine ? Rendez-vous ici même !
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1 commentaire:
Poignant et tellement vrai
T
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