mercredi 18 avril 2018

Histoires décapantes, parution n° 5 par Serge Boudoux





Histoire  cochonne


 Lorsque certains de nos petits-enfants venaient passer leurs vacances chez nous je les  emmenais en randonnée dans les gorges de la Siagne. 
Cerise 9 ans, Ambre 8 ans et Timothé 5 ans étaient accoutumés à marcher sans se plaindre, je portais quelquefois sur mon dos un des gosses trop fatigué.
Mahé âgé de deux ans ne participait pas encore à nos aventures,  Martin et Valentine n'étaient pas nés.

  Ma chienne, à cette époque une jeune Jack Russel nommée Vanille, sautait dans la voiture en poussant des petits cris dès qu'elle repérait les sacs à dos annonciateurs de plaisirs inouïs pour elle. Je me garais tout en bas du chemin du Moulin près du petit barrage Edf et l'enchantement nous enveloppait.

En chantant la Marseillaise à tue-tête nous longions la rivière sur un sentier en terre arboré, bordé de vieilles maisons en pierre occupées le Week-end par des citadins en mal de verdure et parsemé des ruines des anciens moulins à huile d'olive.

 Le refrain " aux armes citoyens " faisait rire aux larmes les enfants, Vanille s'enivrait des parfums de la forêt, marquait certains arbres de son odeur, courait partout, heureuse de vivre tout simplement. Contrairement à nous les chiens n'ont besoin que d'amour.
Depuis j'ai dû l'euthanasier, un cancer rongeait ses entrailles. Ce jour atroce son regard m'a bouleversé, elle était consciente de ce que je devais faire. Aimer les animaux est source de grandes joies mais aussi d'immenses douleurs…

 J'avais imaginé une ruse pour arracher mes dignes descendants à leurs tablettes, portables, écrans hypnotiques et les inciter à apprécier, même réclamer ces longues marches en forêt. Par un décret spécial connu uniquement de moi, Timothé avait été institué propriétaire du petit pont romain, Ambre avait acquis une passerelle située à un km en remontant le cours de la rivière, Cerise était l'heureuse usufruitière du pont des Reys deux kms plus en amont.

 L'été après l'inspection des possessions des jeunes souverains pontifes, nous passions sous une mini-cascade où nous nous mouillions avec bonheur et grimpions jusqu'à l'aqueduc à ciel ouvert qui achemine l'eau potable à Grasse et Cannes.
Nous suivions ses berges qui croisaient une portion ancienne et désaffectée du canal traversant autrefois la colline. Les enfants avaient délicieusement peur de  la bouche d'entrée sombre et menaçante, souterrain mystérieux  menant sans doute au pays des fées et des lutins, au village on prétendait qu'il s'agissait de l'entrée de l'enfer.

Peu à peu nous avions ritualisé nos promenades.

   Je désignais un enchevêtrement de branches ou un monticule d'herbes et racontais aux  enfants :

   - Il était une fois trois petits cochons, Nifnif, Noufnouf et Naf-Naf. 
 Nifnif et Noufnouf  ne pensant qu'à s'amuser se construisirent chacun un abri sommaire sans trop se fatiguer.
Voici les restes de la cabane en bois de Nifnif et voilà ceux du refuge en herbes de Nounouf. Comme elles étaient mal construites et fragiles les deux cachettes furent détruites par le loup lorsqu'il  souffla très fort dessus. Les deux petits cochons eurent tout juste le temps de se réfugier chez leur frère ainé Nafnaf grand travailleur qui avait construit cette maison solide toute en moellons.

Je montrais à Timothé émerveillé une masure en pierres  encore bien conservée et le conduit de cheminée dépassant du toit par lequel le loup se serait introduit dans la maison et serait tombé tout droit dans le chaudron rempli d'eau bouillante. Les filles, plus âgées, prenaient l'air entendu et malicieux de celles à qui on ne la fait pas.

Les enfants grandissent trop vite.
  L'année suivante Timothé commença à émettre des doutes sur la réalité de l'existence des petits cochons et mes jolies demoiselles n'avaient plus envie de faire semblant d'y croire pour me faire plaisir.
Une coïncidence extraordinaire changea le cours de l'histoire et nous emplit de ravissement.

Un dimanche de juillet, notre petite équipe décida de pique-niquer dans une clairière de la forêt tout au bout d'une petite route défoncée nommée chemin de l'Affama. Quelques tables en bois avaient été installées sous les pins par la municipalité, des cigales et des tourterelles offraient spontanément des concerts gratuits, l'endroit fleurait bon le romarin, le genêt sauvage et mille autres senteurs provençales et soudain au moment où je distribuais le jambon et les chips aux gamins affamés, Vanille se mit à aboyer frénétiquement, deux cochonnets roses tachés de noir sortir du bois.

 Cerise, Ambre et Timothé eurent la surprise la plus inoubliable de leur jeune existence. Ils constatèrent de visu que  leur Papet ( nom du grand-père en Provence ) disait donc vrai, Nifnif et Noufnouf toujours aussi indifférents au monde qui les entourait étaient réellement là devant leurs yeux éblouis, ne pensant qu'à flâner et se remplir la panse!

  En réalité ces deux là s'étaient enfuis d'une ferme voisine, mais il ne faut pas le dire… je compte sur votre discrétion.

 Même si la vie, nos qualités et un travail acharné nous ont  apporté l'aisance, le respect de nos contemporains, si l'on a trouvé l'amour, fondé une famille heureuse, habitons dans une belle maison et roulons dans une superbe voiture, on n'oublie jamais ces bonheurs microscopiques qui dorment tout au fond de nos cœurs.
Ils resurgissent à la moindre odeur, au premier signe rappelant ces années d'insouciances à jamais disparues où aucun de nos proches ne manquait à l'appel  et où nous semblions tous immortels.
Le livre de la vie est le livre suprême
on ne peut le fermer ou l'ouvrir à son choix
on voudrait revenir à la page où l'on aime
mais la page où l'on meurt est déjà sous nos doigts

 Demain ils seront grands et moi je serai mort.
J'aime à croire qu'ils se souviendront longtemps de ce Papet un peu déjanté et plein d'amour parti sans espoir de retour au paradis des ancêtres. Alors ils emprunteront les mêmes chemins, conteront la même histoire porcine à leurs petits-enfants  et qui sait, peut-être d'autres malicieux gorets  plus rusés que le loup sortiront-ils du bois pour émerveiller cette nouvelle génération que je ne connaîtrai jamais.

 En écrivant cette petite histoire cochonne  toute bête et sans prétention les larmes me viennent aux yeux. 
Mais vous, belle lectrice, êtes sans doute déçue, le titre vous laissait espérer autre chose.

Vous devriez avoir honte hé hé !
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Prochaine parution : La chapelle Saint Saturnin.





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