Je vais vous résumer mon enquête qui devint vite parallèle aux enquêtes officielles. N'hésitez pas à m'interrompre en cas d'incompréhension, c'est un peu compliqué, mais vous avez l'habitude des situations tordues.
Le premier meurtre
est celui du curé dans l'église d'Aumont d'Aubrac. Les gendarmes n'ont trouvé
aucun indice probant, à part la disparition de son porte monnaie et la
certitude que le décès est dû à deux coups de couteau portés en plein cœur,
vraisemblablement par un droitier placé derrière la victime, chaque coup fut
mortel. L'auteur de l'agression devait avoir une force certaine pour déplacer
le corps de presque 100 kg, ce qui les a conduits, comme moi, à orienter leurs
recherches plutôt vers un homme. Les
prélèvements ADN sur les vêtements de la victime et sur les lieux de l'agression
ont révélés de nombreux profils hommes et femmes, ce qui n'est pas étonnant
chez un personnage publique. Aucun rapprochement n'a pu être établi avec le
Fichier national informatisé des empreintes génétiques. Je présume que vous
avez de bonnes notions de ce qu'est l'ADN ?
- oui. L'acide désoxyribonucléique, la molécule miracle en
double hélice qui renferme l'ensemble des informations nécessaires au
développement et fonctionnement d'un organisme, capable de muter et de mille
autres choses. Par contre je dois vous avouer ne connaître de son exploitation
par la police que ce que montrent les séries télévisées.
- Chacun d'entre nous sème à tout instant des traces ADN :
cheveux, morceaux de peau, salive, sueur, larmes, sperme, sang, sécrétions. Ces
traces sont porteuses de notre
spécificité. On admet aujourd'hui que les chances de trouver les mêmes
séquences des 4 bases azotées A
C T G dans 13 locus chez deux humains sont proches de un sur un milliard.
- locus ?
- Vous ne connaissez pas le terme ? C'est étonnant ! On
appelle locus l'emplacement d'un gène sur un chromosome. L'interprétation des
analyses doit toutefois se faire avec beaucoup de circonspection. On peut
identifier un individu s'il figure au fichier ou apporter la preuve que deux
scènes de crime concernent un même auteur. Bien entendu l'ADN seule n'indique
au mieux qu'une présomption de présence sans préjuger d'une responsabilité dans
les actes reprochés, sauf pour les viols où les traces d'ADN sont déterminantes
et encore !
On a vu des criminels particulièrement
retords déposer sur leur victime des cheveux ou d'autres éléments
d'identification appartenant à des personnes complètement étrangères aux faits
incriminés. Le FNIEG ne répertorie dans sa base de données que des personnes
mises en cause ou condamnées pour des assassinats, délits sexuels ou des traces
relevées à l'occasion de tels délits. Aucune corrélation n'a pu être établie
dans cette affaire. L'enquête de voisinage n'a rien donné non plus, aucun
témoin, il pleuvait très fort ce jour là et il y avait beaucoup de brouillard.
Tout est donc resté provisoirement au point mort, bien que la thèse privilégiée
soit celle d'un petit vol ayant mal tourné dans l'église, le premier
"Church Jacking" de l'histoire.
- ha, vous voyez, Eden n’a rien à voir dans tout ça, vous le
dites vous-même.
- Le second meurtre est celui de l'employé communal dans
l'église de GREALOU. L'autopsie du corps
a révélé que la mort était due à trois coups de couteau portés par un droitier, le premier coup ayant
glissé sur une côte, les deux suivants furent mortels. La victime avait eu un
rapport sexuel trois heures environ avant son décès. Comme il était connu dans
la région pour ses nombreuses relations extraconjugales, les soupçons se portèrent
tout naturellement sur l'époux de sa maîtresse du moment, d'autant qu'on
retrouva plusieurs des cheveux de l'époux malheureux sur le cadavre. Le pauvre
mari en plus d'être cocufié fut gardé à vue, présenté au juge d'instruction qui
proposa son incarcération préventive. Il a passé huit jours au trou avant qu'on
ne vérifie que son alibi était béton.
Les cheveux retrouvés s'étaient sans doute déposés sur la victime lors
de sa relation sexuelle adultère perpétrée dans le lit conjugal de sa
maîtresse. Les gendarmes actuellement font encore des recherches du côté des
autres maris trompés, voire même des maîtresses délaissées. Ils privilégient la
thèse d'un tueur local très intelligent qui aurait voulu brouiller les pistes.
Si l'assassinat du curé d'Aumont parait parfaitement réalisé, le second
ressemble à une mauvaise copie du premier, comme si le responsable avait voulu
écarter les soupçons d'un coupable local. En attendant il est surprenant de constater
combien cet employé communal avait de succès, sans doute disposait il d'un
talent caché.
Si j'osais je dirais qu'il faut modifier le dicton bien connu, ce n'est
pas femme qui rit mais femme qui s'ennuie qui est à moitié dans le lit d'un
amant opportuniste. Point mort provisoire également pour cette affaire du côté
des enquêteurs locaux, ils n'ont jamais imaginés un criminel unique, il y a
plus de pieds nickelés dans nos régions que d'Hannibal Lecter, le tueur du
"silence des agneaux".
Deux premiers crimes dans deux églises, mais....un seul ecclésiastique
et un employé communal n'ayant aucun rapport avec la religion. Bien que le
meurtre des écossais n'ait rien à voir avec les églises, mon instinct me criait
que tous ces meurtres résultaient de l'obsession d'un seul individu, le fil
rouge étant le chemin de saint Jacques. Je me suis partiellement trompée, je le
sais maintenant grâce à vous. Le fait
déclencheur de chaque agression est en lien avec la petite enfance d'Eden, soit
un homme habillé en noir dans une église, soit la suite d'une relation sexuelle
ressentie comme dégradante.
J'ai essayé d'établir à ce moment des concordances entre tous les
éléments en ma possession mais c'était trop tôt. Un serial killer a toujours un
"mode opératoire ", une sorte de rituel obligatoire qu'il utilise
lors de chaque agression, une signature. Ici, pas de mode opératoire. S'il
s'agit en majorité de meurtres commis à
l'aide d'un poignard, le nombre de coups n'est pas constant et le séminariste a
eu la nuque brisée. Exit
donc le serial killer, par contre pour moi commençait à se dessiner le profil
psychologique d'une femme ou d'un homme psychopathe ayant subi dans son enfance
des attouchements ou agressions sexuelles de la part d'un membre du clergé ou
assimilé et cherchant à se venger aveuglément arrivé à l'âge adulte. Il ne
s'agit donc pas d'un serial killer, qui lui, tue pour satisfaire ses instincts.
Mais pourquoi ici et maintenant ? Vous avez répondu parfaitement à ces
questions.
Le troisième meurtre, celui de la québecquoise, a mis tout le monde hors
circuit, moi y compris. Le lieu, la couleur et le genre
des habits ne correspondaient pas, en plus la victime était une femme
complètement inconnue, elle n'avait pas subi d'agression sexuelle, rien à part
bien sûr le coup de couteau. Les enquêteurs présumèrent que le meurtrier avait
été dérangé avant d'avoir pu assouvir ses pulsions et ils avaient un suspect,
Patrice Villemagne le stéphanois obsédé.
Lorsqu’on apprit plus tard la nationalité canadienne de la victime, j'ai failli
abandonner ma piste ou déconnecter ce meurtre de mon enquête, rien ne le
rattachait aux autres. Là encore, c'est vous qui aviez la réponse, un
attouchement sexuel considéré par Eden comme dégradant a déclenché la réplique
mortelle. Vous devenez un collaborateur
précieux, je pourrai bientôt vous embaucher dans ma Vidocq Society. Je commençais
à penser la chose suivante, personne n'a rien vu à aucun moment, à aucun
endroit, malgré la quantité de gens qui passent. Pour ne pas être vu, il faut
être soit invisible, soit s'intégrer parfaitement dans le paysage. Qui peut
passer sans être vu sur un chemin de pèlerinage ?
- Un pèlerin.
- Exactement. La quatrième affaire par contre fut le début
des soupçons de ma petite équipe parallèle, le grain de sable sur le chemin
d'Eden. Benoit et Louis, mes collaborateurs retraités m'ont appelée un jour
très excités : « Venez vite, je crois qu'on tient quelque chose. »
Les rendez vous avec eux étaient toujours discrets, je ne voulais pas qu'on
sache qu'ils travaillaient pour moi, mes collègues les prennent pour des vieux
cons, je tiens à ma réputation. Quand je suis arrivée chez eux, j'ai d'abord
cru qu'ils se foutaient de moi : « En relisant les PV d'auditions,
nous avons constaté que la femme de ménage de l'ancien couvent de La Romieu
avait trouvé un billet de train Cajarc/Cahors dans la poubelle d'une chambre
louée à une femme seule, marcheuse sur le chemin. Elément sans intérêt pour
tous sauf pour nous. Nous avons une chance inouïe que l'enquêteur l'ait noté
quand même. Je vous disais bien que la gendarmerie avait été très pro et
presque tatillonne. »
Son interlocuteur intervient.
- Je ne vois pas en quoi cela constitue une piste.