Un interne très gentil m'a prise à part et m’a expliqué :
« Asseyez vous, vous serez mieux pour entendre ce que je vais vous dire.
J'ai deux nouvelles pour vous, une bonne et une mauvaise». J'avais une peur
bleue qu'il me dise que tu resterais paralysée.
« D'abord la bonne
nouvelle, votre fille va sortir progressivement du coma, nous avons réussi à
décompresser l'hématome qui comprimait son cerveau, elle recommence à prononcer
quelques phrases dans une semi-conscience.
La mauvaise...
Il
semble qu'elle ait subi des agressions sexuelles, elle n'est plus vierge! A
onze ans ! Dans ses délires, elle accuse son frère de l'avoir régulièrement
violée et raconte l'avoir poussé pour se protéger. Je vais être obligé de
prévenir la police.» Ton père est arrivé à cet instant. Je me trompe peut être
mais il n'a pas eu l'air très surpris d'apprendre cette histoire, il était trop
détruit par la mort de son fils unique pour attacher de l'importance à ton
sort. Sa seule préoccupation a été d'imposer à tous le silence sur ce drame. Il
expliquait à qui voulait l'entendre que ton comportement avait toujours été
étrange et que tu avais le don de t'attirer des ennuis. Il a fait jouer ses
relations dans la police et menacer les médecins des pires représailles si
l'affaire s'ébruitait.
- Attends tu insinues que mes parents étaient au courant
pour les… viols ?
Elles boivent leur
café silencieusement, Christiane toussote, gênée.
- Dans certaines familles bien pensantes et psychorigides on
ne parle pas de ces choses, on préfère cacher la poussière sous le tapis.
Elle détourne son
regard, mal à l'aise.
- Bon, écoute, certaines cultures rendent responsables les
femmes de leur viol et les punissent. Considérant que les hommes ne sont pas
maîtres de leurs pulsions, ce sont à elles de faire attention à ne jamais
paraître provocantes. Difficile de penser que le seul fait d'exister pour une
femme est déjà une provocation pour certains. Dans nos sociétés dites avancées
et civilisées, il y a très peu de temps qu'on ose vraiment regarder le problème
de l'inceste en face. Je pense que sans être formellement au courant de la
situation, tes parents ne voulaient pas voir ce qui les aurait dérangés.
- Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu penses que Maman
connaissait le calvaire que je devais vivre, que devait vivre sa propre fille ?
- Ta mère est trop naïve et évangélique pour avoir imaginé
pareil scénario, c'est au-delà de son système de pensée. La raison qui lui a
permis de survivre à son chagrin était de dire et de redire : « le
Seigneur veut m’éprouver, le Seigneur veut éprouver ma foi »… Et de toutes
façons ta mère n’a jamais rien su de ce qu’ont découvert les médecins, moi-même
je ne lui en ai jamais parlé, à quoi bon du moment que tu étais hors de danger
et Loïc mort. Elle avait déjà un poids bien trop lourd à porter et elle devait
tenir le coup pour Noémie. Quand à ton père, pour un évangéliste militaire de
carrière à la limite de l’intégrisme, faire semblant de ne pas voir un problème
c'est lui interdire d'exister.
- Oui je comprends pour maman, mais pas pour pap…Lui...
- As tu entendu parler du fils d'un homme politique très
connu qui a accusé son frère aîné de viols répétés pendant son adolescence ? Sa
famille issue de l'aristocratie a fait bloc pour étouffer l'affaire et loin de
trouver un réconfort près des siens, il a été obligé de s'expatrier aux Etats
Unis. Malheur à celui par qui le scandale arrive dit l'évangile, dans ces
histoires d'inceste la victime perd toujours sur tous les tableaux. On a tout
volé à ce pauvre garçon : son enfance, sa famille, son honneur et cerise sur le
gâteau, la justice française a prononcé un non lieu pour le viol, faute de
preuves de pénétration. Le violé aurait sans doute dû convier un huissier à la
fête pour qu'il constate officiellement les faits. Toutefois le garçon a été
reconnu victime d'agressions sexuelles, mais elles ont été déclarées
prescrites. Circulez, y a rien à voir, comme tu dis. Comment a t'il pu se
reconstruire?
Eden est anéantie,
sa mère ne POUVAIT pas voir, son père ne VOULAIT pas voir, il était au courant de tout et n'a rien fait
pour la protéger. Elle croit qu'elle a touché le fond mais Christiane l'achève.
- Très vite je me suis rendue compte que ton père avait
disjoncté, il ne voyait plus en toi que la meurtrière de son fils adoré. Il ne
voulait pas entendre parler des viols que tu avais subis. Il m'expliquait que
tu avais perverti son fils, J'ai
fait du chantage à ton père en le menaçant de tout révéler à la presse. J'ai
exigé que tu viennes habiter avec moi et lui ai interdit de te voir hors de ma
présence, nous avons expliqué à ta mère et à ta sœur que c'était une séparation
provisoire indispensable à ton équilibre. Je t'ai littéralement arrachée à
cette famille qui n'avait pas su te défendre, c'est moi qui ai eu la volonté de
te sortir de ce contexte pourri après ta longue convalescence.
tu l'aguichais depuis toujours et
il était normal
que Loïc succombe à la tentation du démon que tu étais. Lorsqu'il a prétendu
que tu voulais faire du mal à Noémie, ce qui est totalement faux j'en suis
témoin, j'ai commencé à craindre pour ta vie.
- Pourquoi m'as tu caché ce drame, je suis quand même la
première concernée ?
- A l'époque, les médecins nous ont conseillé de ne plus
retourner sur les lieux et de profiter de ton amnésie qui, pour eux, était une
bénédiction pour ta reconstruction. Ils pensaient que ton cerveau traumatisé
tant physiologiquement que psychologiquement avait buggé et coupé miséricordieusement la liaison avec ton
inconscient où toute cette saloperie était cachée dans le but de protéger ton
intégrité mentale. Tu t'es rétablie rapidement, Shakespeare avait raison,
"la mémoire est la sentinelle de l'esprit", ta mémoire a filtré les
informations acceptables et a mis à la corbeille celles qui auraient pu te
nuire, enfin c'est comme cela que je me l'explique. Interdiction donc dans ton
intérêt d'évoquer de près ou de loin
toute référence à ton enfance. Gilles Davier t'a soigné avec compétence et
dévouement toutes ces années en redoutant le retour de tes souvenirs.
- Il est au courant aussi pour Loïc, alors la terre entière
le savait sauf moi !
- Non, arrête d’être toujours aussi excessive, seul ton
père, ton psy et moi connaissons cet épisode de ta vie. Pour Davier et moi
l’unique but était de te protéger de Loïc, à défaut de l’avoir fait de son
vivant, je devais absolument te préserver après sa mort, l’amnésie était le
bouclier idéal. Tu aurais dû me parler de tes cauchemars et maintenant je
crains le contrecoup de cette révélation pour toi. Je veux impérativement que
tu consultes et tout de suite, appelle Mr Davier devant moi, s’il te plait.
Eden compose sur
son téléphone un numéro qu'elle connaît par cœur, dès la première sonnerie le
téléphone est coupé et basculé sur la messagerie, elle laisse un message :
« Allo heuuu, c'est Eden, je suis
rentrée. Je suis désolée de vous déranger mais il y a urgence... Ma tante vient
de me révéler toute la vérité sur mon enfance, je suis perdue, je compte sur
vous pour m'aider... Vous seul pouvez m'aider... Pouvez vous venir chez moi...
Vite... Au moins me rappeler dès que vous serez disponible ? Merci, j’ai
vraiment besoin de vous. »
- C'est bien, je suis rassurée, ce psy fait des miracles
avec toi depuis des années, il saura réagir face à cette situation et trouver
le bon protocole pour reconstruire ton équilibre.
- Tu as raison tantine, il est important que je parle de
tout çà avec lui, mais avant j'aimerais rester seule, j’ai besoin d’un petit
moment pour absorber toutes ces informations. Je ne suis pas en panique au
contraire, tu viens de libérer ces souvenirs auxquels je n’avais pas accès. Ne
t’inquiète pas je vais en profiter pour me doucher, cela va me laver, au sens
propre comme au figuré, de toute cette saleté et de cette nuit de route.
Un bip, un SMS
vient d'arriver, Eden le lit à sa tante.
" Ne bougez pas, je
me libère et vous appelle sur le champ. "
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